L'histoire

Titre : | L'histoire |
Type de document : | Périodique : texte imprimé |
Editeur : | Paris : Sophia publications, 1978- |
Autre Editeur : | Paris : Société d'éditions scientifiques |
ISBN/ISSN/EAN : | 0182-2411 |
Langues: | Français |
Index. décimale : | REVUES (Collections) |
Catégories : |
[ICR] Histoire > Périodiques |
Numérotation : | N°1 (1978) - |
Périodicité : | mensuel |
Suppléments : |
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Préhistoire : sur les traces des nomades
Au Paléolithique (jusqu'à environ 10000 av. n. è.) les humains sont des chasseurs-cueilleurs nomades qui se déplacent en fonction des saisons pour subvenir à leurs besoins. Retrouver les traces de leur passage éphémère est un défi pour l'archéologue : comment localiser et interpréter les restes d'un feu allumé pendant quelques jours il y a 30 000 ans ?
Alors que dans les grottes les sédiments se déposent de façon lente, sur les sites en plein air il existe des cas où les traces d'un campement ont été recouvertes rapidement. Ainsi, à Pincevent (Seine-et-Marne) de petits groupes se sont installés à plusieurs reprises il y a environ 15 000 ans (durant le Magdalénien, au Paléolithique supérieur). Tous les ans, la Seine débordait de son lit et déposait des limons qui recouvraient finement le sol du campement entre deux occupations. Chaque couche correspond donc à une unité de temps, à une « photographie » de l'état du lieu peu après son abandon. On retrouve notamment des traces liées aux foyers, des pierres, des outils ou des ossements d'animaux mais également des pigments comme l'ocre, parfois utilisée pour le travail des peaux. Les habitats (tentes ou huttes) ont, eux, totalement disparu car ils sont construits dans des matériaux périssables (bois et peau).
Ainsi on a découvert que, lors de l'une des phases d'occupation de Pincevent, un groupe composé de dizaines de petites unités d'habitation a profité du moment où les troupeaux de rennes passaient un gué sur la Seine à l'automne pour effectuer un abattage en masse. En analysant la répartition spatiale des fragments des carcasses, des archéozoologues ont pu déterminer que certains des rennes abattus avaient été découpés et partagés entre plusieurs unités d'habitation. On en déduit l'importance de la chasse collective et du partage du gibier d'un point de vue économique et social.
« Panoplie de voyage »
Pour déterminer les trajets de ces groupes nomades, on analyse les coquillages des parures corporelles. Proviennent-ils de la Méditerranée ou de l'Atlantique ? On étudie aussi le matériau le plus abondant sur les sites de fouilles : les silex. En retrouvant la formation géologique dont ils proviennent, on aboutit à une étude plus fine des déplacements. De cette manière nous avons découvert qu'au Paléolithique supérieur (38000 à 10000 av. n. è.) les populations nomades pouvaient se déplacer sur de très grands territoires et parcourir plus d'une centaine de kilomètres par an. Le site de Régismont-le-Haut (Hérault) a abrité des humains il y a 30 000 ans. Nous y avons trouvé des outils en silex d'origines différentes : certains proviennent de la région proche, dans un rayon de 100 km (ce qui correspond à 3 ou 4 jours de marche) ; d'autres de beaucoup plus loin, de la vallée du Rhône ou de la Dordogne à environ 250 km. Ces outils correspondent exactement à une « panoplie de voyage » : tout ce dont les chasseurs-cueilleurs avaient besoin pour se déplacer sur de longs trajets. Les personnes qui se sont installées à Régismont-le-Haut ont donc parcouru de grandes étendues lors de leur cycle nomade annuel avant de se rejoindre. Ainsi, l'image que nous avions du groupe préhistorique composé de plusieurs familles se déplaçant toujours ensemble est sans doute fausse.
En croisant l'analyse des campements de plein air avec celles des sépultures et des grottes ornées il devient possible de dresser un tableau nuancé des sociétés du Paléolithique supérieur.
(Propos recueillis par Julia Bellot.)
Massoud, et après ?
Le 9 septembre 2001, le commandant Massoud est tué à Khwaja Bahauddin, le quartier général des factions hostiles au régime des talibans. Ses assassins sont deux membres d'Al-Qaida qui, s'étant fait passer pour des journalistes, ont réussi à l'approcher et à actionner une ceinture d'explosifs. Deux jours plus tard, les attaques aériennes contre les tours du World Trade Center à New York et le Pentagone à Washington inaugurent un monde régi par la « guerre contre le terrorisme ». Cette menace, Massoud l'avait annoncée dans un discours tenu devant le Parlement européen de Strasbourg dès avril 2001. Vingt ans après sa mort, et alors que les États-Unis ont évacué l'Afghanistan désormais aux mains des talibans, Nicolas Jallot retrace son parcours.
Admirateur de De Gaulle
Né en 1953, Ahmed Shah prend le nom de guerre « Massoud » en 1974 après le coup d'État de Mohammed Daoud Khan en 1973. Il gagne son surnom de « Lion du Panshir » pour avoir réussi à préserver cette vallée située au nord-est de Kaboul des attaques soviétiques entre 1978 et 1982 puis des talibans. Chef de guerre tadjik, admirateur du général de Gaulle, Massoud est populaire en Occident où l'on salue ses idées progressistes, notamment à l'égard des femmes.
Si ce documentaire montre quel est son héritage actuel à travers les interventions de son fils Ahmad, il est loin de l'encenser. Les archives, les témoignages de ceux qui l'ont côtoyé - photographes et reporters de guerre, médecins humanitaires - et les analyses de spécialistes de l'Afghanistan comme Michael Barry dressent le portrait d'un combattant habile, estimé et déterminé. Ils montrent aussi les difficultés d'un homme pris dans les alliances - parfois douteuses - et les rivalités entre ethnies afghanes qui le décrédibilisent auprès d'une partie de la population du pays.
Frères ennemis, vraiment ?
La France est aujourd'hui le pays européen qui compte les populations juives et musulmanes les plus importantes d'Europe, héritage d'une histoire largement née dans l'espace colonial du Maghreb à la fin du XIXe siècle et qui s'est poursuivie dans les années 1960 après les indépendances.
En 1830, la conquête de l'Algérie puis le protectorat imposé à la Tunisie (1881) et au Maroc (1912) bouleversent les relations entre les deux communautés qui pendant près d'un millénaire avaient partagé une culture commune, même si les Juifs en terre d'islam avaient le statut de « dhimmi », un statut à la fois discriminatoire et protecteur puisqu'ils pouvaient exercer leur culte.
Le décret Crémieux en 1870 accorde automatiquement la nationalité française aux 35 000 « israélites indigènes » d'Algérie. Mais cette émancipation n'est pas accordée par la puissance coloniale aux trois millions de musulmans, ce qui va progressivement creuser un fossé que Benjamin Stora, commissaire de l'exposition, appelle le « malentendu historique sur la place de chacun dans la société française ». Malgré des initiatives pour lancer des ponts : ainsi le « groupe des Quatre » (avec Moses Levy, Jules Lellouche et Antonio Corpora) créé en Tunisie en 1936 par le peintre Pierre Boucherle et que rejoignent après la Seconde Guerre des artistes musulmans comme Yahia Turki, Abdelaziz Gorgi, donnant naissance en 1949 à l'École de Tunis.
En Algérie, la guerre d'indépendance entre 1954 et 1962 sépare encore davantage les communautés. La plupart des Juifs n'adhèrent pas au nationalisme algérien, incertains de leur sort une fois la France partie.
Le souvenir de la coexistence
De 1945 à 1967 arrivent massivement en France des Juifs venus des pays arabo-musulmans (600 000) et parallèlement près de 700 000 travailleurs musulmans. L'exposition présente de nombreuses photographies sur ce thème. Les premiers bénéficient, comme citoyens français, d'une politique de l'accueil, mais doivent recommencer leur vie dans des conditions difficiles tandis que les familles musulmanes arrivées au cours des Trente Glorieuses subissent des discriminations.
En 1967, avec la guerre des Six-Jours entre Israël et l'Égypte, qui a ouvert la voie au régime d'occupation de la Cisjordanie, la question palestinienne change la donne. Et crée des incompréhensions parfois tragiques. De l'autre côté de la Méditerranée, la situation varie : en Algérie, le souvenir de la coexistence judéo-musulmane ne subsiste que chez les plus âgés alors qu'au Maroc et en Tunisie, l'amorce récente de reconnaissance de la part juive dans leurs patrimoines respectifs ouvre un nouveau chapitre d'une histoire en cours. Cette exposition a le mérite, sans oublier les questions qui divisent, de montrer des documents, des oeuvres d'art, des objets et des récits qui illustrent cette relation et la manière aussi dont la France y a pris part.
Emblématique de cette démarche, l'oeuvre de l'artiste franco-algérien Kader Attia Big Bang, une sphère imposante dont les éclats dessinent croissants et étoiles de David : on peut y lire les racines communes aussi bien que les diffractions et éclatements. Tout un symbole.
Juriste hors pair, Cujas a 500 ans !
Le droit aussi a besoin de héros. Magistrats intègres, capables d'opposer la force de la justice au crime ; intellectuels qui renouvellent la culture juridique et en deviennent les symboles. Né à Toulouse en 1522, Jacques Cujas (son nom était Cujeus, modifié car trop dur à l'oreille) appartient à cette dernière catégorie. Essayons de l'appréhender à partir de trois lieux de mémoire situés près du Panthéon à Paris : la statue qui le représente au pied du grand escalier de la Faculté de droit de l'université Paris-II, la Bibliothèque interuniversitaire et la rue qui portent son nom.
Un maître estimé
Approchons-nous de la statue, c'est-à-dire de l'homme. Son père étant un tondeur de draps assez fortuné, Cujas fait ses études de droit à Toulouse, déclarant n'avoir suivi les leçons que d'un seul maître, Arnaud Du Ferrier. En 1547, à 25 ans, Cujas est chargé de la lecture des Institutes de Justinien : car le droit qu'on apprend alors dans toutes les universités d'Europe est le droit romain. Sauf à Paris, où pèse encore l'interdiction établie en 1219 par le pape Honorius III désireux de protéger le droit canon et la théologie. Enseigner et réfléchir sur le droit se faisait à travers l'interprétation du Corpus iuris civilis rédigé par ordre de l'empereur Justinien entre 528 et 534.
Cujas rassemble une foule d'élèves qui constitue un véritable réseau de sociabilité scientifique : Étienne Pasquier, qui se vante d'avoir assisté à sa toute première leçon, Antoine Loisel, les frères Pithou. Avec le succès, viennent aussi les désaccords, typiques du monde universitaire, mais particulièrement aigus pendant l'humanisme, où la dispute entre savants s'impose presque comme une méthode scientifique. La stature de ses adversaires permet de prendre la mesure de son importance : Jean Bodin, François Le Douaren et Hugues Doneau.
Agitée par ces vents favorables et contraires, la vie professionnelle de Cujas est une sorte d'ascension qui tourne autour de Bourges, devenu après le professorat de l'Italien André Alciat (entre 1529 et 1533) le haut lieu de l'humanisme juridique. Il y séjourne une première fois en 1555 (après Cahors et avant Valence), avant d'y être rappelé en 1559 par Marguerite de Valois à la mort de Le Douaren. A la demande de la fille de François Ier, qui veut ennoblir l'université de la capitale de l'État régi par son époux Emmanuel-Philibert de Savoie, Cujas accepte une chaire à Turin (1566). De son bref séjour italien, il rapporte des manuscrits abrités par les bibliothèques de la péninsule. Installé à Valence en 1567, Cujas doit s'enfuir en 1575 après la prise de la ville par les huguenots. Très prudent face à la déchirure confessionnelle bouleversant la France, il répond à ceux qui l'interrogent sur sa religion : « Nihil hoc ad edictum praetoris » (« Cela ne concerne pas l'édit du préteur »).
Un arrêt du Parlement de Paris lève pour lui, et pour lui seul, l'interdiction d'enseigner le droit civil romain dans la capitale du royaume. Un privilège qui dit tout de la gloire dont Cujas est désormais auréolé. Mais il ne séjourne que quelques mois à Paris. Il retourne à Bourges, persuadé notamment par la rémunération somptueuse que la ville lui offre, car s'assurer sa présence signifie multiplier les étudiants. Il y réside jusqu'à sa mort en 1590. Pleinement professeur donc, ce que Bodin lui reproche, disant que sans pratique des tribunaux on ne peut pas être un véritable juriste. La Bibliothèque interuniversitaire Cujas rappelle, elle, son rapport aux livres. Écrivain prolifique, son succès dépend largement des écrits qu'il publie et republie dès 1554. Rassemblés après sa mort, ils remplissent dix gros volumes in-folio. Mais Cujas est aussi collectionneur, si ce n'est que, pour lui, les livres ne sont pas des biens à thésauriser, mais des outils de travail. Un inventaire dressé en 1574 indique qu'il possède 182 manuscrits et plus de 1 300 oeuvres imprimées. A sa mort, en 1590, ce sont 400 manuscrits et 2 000 volumes imprimés. Un trésor de livres possédés et lus, qui se reflète clairement dans sa méthode. Dans ses ouvrages, on retrouve 10 668 occurrences provenant de 330 auteurs de l'Antiquité grecque et romaine !
Plus qu'un bibliophile
Le troisième lieu de mémoire, la rue Cujas, offre une autre métaphore : quelle voie emprunte-t-il dans son étude du droit romain ? Le grand nombre de citations tirées des auteurs anciens dit presque tout : Cujas souhaite comprendre les textes du Corpus iuris civilis en les replaçant dans leur contexte d'origine, contexte saisissable par le biais des auteurs extra-juridiques anciens, Cicéron en premier lieu. Cujas participe donc au mouvement humaniste qui, dès le Quattrocento italien, pratique l'étude philologique des textes, fondée sur la maîtrise des langues anciennes. En cela, il suit la leçon de Guillaume Budé, qui, en 1508, a appliqué cette méthode au Digeste, la grande anthologie juridique de l'empereur Justinien[1]. Par ailleurs, par sa propension à utiliser les sources autant grecques que latines, Cujas est clairement un enfant de l'époque qui a vu la création en 1530 du Collège royal, promu par Budé (et dont le 500e anniversaire approche aussi).
Dans sa quête, Cujas s'intéresse également aux textes juridiques antérieurs aux compilations de Justinien, notamment au Code théodosien, dont il donne en 1586 une édition qui fait date, fondée sur un manuscrit lyonnais inédit qui lui permet d'en reconstituer les livres VI-VIII. Précurseur de la papyrologie, il déchiffre en 1561 dans la bibliothèque de Catherine de Médicis un papyrus latin provenant de Ravenne, puis un autre, à la Bibliothèque royale de Fontainebleau. Il s'agit de l'inventaire des biens transmis en héritage à un pupille, dressé par son tuteur en 564 - le faussaire Pierre Hamon, bien moins scrupuleux, a essayé de faire passer ce document pour le testament de Jules César !
Par son talent exceptionnel, par son goût de l'Antiquité, Cujas marque donc un tournant. Mieux comprendre le droit ancien signifie ouvrir la voie à une systématisation des normes anciennes, un pas vers les codes modernes. Surtout, il est le plus accompli parmi les pionniers d'un sain encyclopédisme, c'est-à-dire d'une façon globale d'appréhender le droit par ce qu'il est, un artefact, produit d'individus et de leur culture. D'où sa renommée, qui perdure encore, en France et à l'international. Un avocat du Monsieur de Pourceaugnac de Molière fait de son nom le couronnement d'une lignée de grands juristes depuis la Rome antique. Ces hommes qui incarnent le travail intellectuel dont le droit est le produit, sont ses héros.
Festival : les « Invisibles »
Débats, projections et expositions s'attacheront à restituer le passé des anonymes et des marginaux. L'occasion d'aborder au prisme de l'histoire des thématiques brûlantes comme les maladies invisibles, les pollutions environnementales ou les peurs sociales. Le 30 mars, Marylène Patou-Mathis exposera, lors d'une soirée d'ouverture, l'invisibilité des femmes dans l'histoire de l'évolution humaine. Le lendemain, au tour de Clovis Maillet de prendre la parole sur l'histoire des transidentités.
« De quoi les lieux sont-ils le nom ? » : le 1er avril, une table ronde s'emploiera à démonter la « machine à (in)visibiliser des gens ou des savoirs ».
Archéologie, histoire de l'art et visites guidées viendront enrichir la programmation, à retrouver sur histoire-cite.ch.
Moi, Bruno, égorgeur d'enfant
Le 1er septembre 1905, un séminariste de 17 ans, Bruno Reidal, est arrêté pour le meurtre d'un enfant de 12 ans par décapitation au couteau, perpétré avec un sang-froid terrible dans une forêt du Cantal. L'affaire fait grand bruit dans la presse et l'opinion. Le plus célèbre criminologue du moment, le professeur Alexandre Lacassagne, s'empare du cas, qu'il examine et caractérise comme du « sadisme sanguinaire congénital ». L'examen médical établit le profil suivant : corps maigre et chétif, légèrement voûté, la tête inclinée sur la poitrine et penchée du côté droit, concluant à un développement physique retardé. C'est pourtant un enfant doté de capacités intellectuelles supérieures, qui excelle à l'école et s'est destiné à une éducation au séminaire afin, croyant fidèle, de devenir prêtre. L'adolescent est solitaire, peu sociable, mais son érudition lui vaut le surnom de « philosophe » de la part de ses camarades.
Pour mieux comprendre ce geste d'une grande sauvagerie qu'il a du mal à saisir, Alexandre Lacassagne demande à Bruno Reidal de relater sa vie dans un mémoire, depuis son enfance jusqu'au jour du crime. En trouvant ce manuscrit dans les archives, Vincent Le Port, jeune cinéaste de 33 ans formé à la Fémis, a l'idée d'en faire son premier film. Construite en flash-back, la narration, très simple, part des interrogatoires de Bruno Reidal par Alexandre Lacassagne, pour suivre l'itinéraire d'une vie, reprenant généralement les termes de l'autobiographie du jeune homme. Il est le septième enfant d'une fratrie de huit. Son père est un paysan instruit, maire de sa commune de Raulhac, sa mère est irascible et violente. Bruno connaît des tourments de jeunesse, liés à son caractère introverti et à la jalousie qu'il éprouve à l'égard d'autres adolescents qui semblent posséder quelque chose qu'il n'a pas : la beauté et l'aisance. De plus, une image traumatique le hante : la mise à mort d'un cochon dans la cour de la ferme.
Bruno suit des études brillantes au séminaire. Cependant, des fantasmes l'habitent : la pulsion homosexuelle sadique d'humilier ceux qu'il admire en les saignant au couteau. La lutte intérieure pour maîtriser ses pulsions est incessante durant quelques années, jusqu'au passage à l'acte. Ce « mal qu'il porte en lui » est à la fois réfréné et relancé par sa « frénésie masturbatoire ». En une belle journée de l'été 1905, Bruno cède à la « rage tentatrice ».
Il pense égorger un jeune homme de son âge dont il est amoureux mais, lâchement, se rabat sur François, un enfant de 12 ans qu'il connaît à peine. Aussitôt le meurtre commis, Bruno se livre à la police. Il attendait la jouissance d'une libération, il ne ressent que poids de la faute et culpabilité.
A la fois acteur et spectateur
Le premier intérêt du travail de Vincent Le Port est d'incarner ce destin : l'« affaire Reidal » devient, grâce à la caméra, l'histoire « de » Bruno Reidal. Le film ne fait pas de l'adolescent un coupable ou une victime, ni un martyr de son temps. Il n'oublie jamais que la vraie victime est François ; mais l'oeuvre induit une impression de trouble, celle que ressentit Lacassagne lui-même. Comme si Bruno était à la fois l'acteur et le spectateur de sa vie et de son acte, joué par un jeune acteur - impressionnant Dimitri Doré - qui semble d'autant plus impassible qu'il est tourmenté et peut parler cliniquement de ses obsessions. Le film choisit un point de vue qui retrace moins le regard de Bruno que celui d'un spectateur assis avec lui, sur un banc de sa classe, sur son lit de dortoir, à sa table familiale, devant un paysage qu'il observe, et qui parviendrait à nous faire ressentir ses visions, ses sensations et ses sentiments.
L'autre force du film consiste à nous faire entendre le texte de Bruno Reidal, mémoire fascinant qui le rend si humain tout en préservant son insondable mystère : le récit littéraire s'associe à une auto-analyse aiguë révélant avec lucidité la souffrance d'un combat perdu d'avance face aux pulsions, aux angoisses, aux peurs et aux fantasmes. La pensée est rigoureuse, la conscience des faits et gestes témoigne d'une logique imparable. Le jeune homme ne cesse de lutter contre ce qui gît au fond de lui, dont il ne peut se débarrasser.
L'histoire de Bruno Reidal devient celle d'un enfant qui a tenté de se contenir pour devenir adulte, d'être « normal », mais n'y est pas parvenu. Devenu « infâme », il a perdu cette vie espérée, qu'il n'investira jamais, mais a gagné une existence de papier. Et dorénavant de film.
Le temps des couturières
Couturières, fileuses ou tisserandes... elles sont les pionnières de la Révolution industrielle française. Longtemps, pourtant, elles sont restées dans l'ombre des hommes qui incarnaient le monde ouvrier. Elles n'avaient pas plus de droits que les enfants aux côtés desquels elles travaillaient dans la chaleur et la poussière des usines du Nord et des Vosges.
Grâce aux archives et aux témoignages, Jérôme Lambert et Frédéric Picard retracent leur histoire. Ils montrent notamment la diversité de ces professions qui habillent la France et le monde. Pleins feux alors sur les ouvrières des filatures de Roubaix qui cardent la laine pour des salaires de misère, sur les adolescentes exploitées par les soyeux lyonnais dans les couvents-usines, ces institutions méconnues du XIXe siècle, ou encore sur les « midinettes », ces couturières du Paris de la Belle Époque, qui, penchées sur leur machine à coudre, donnent corps aux rêves des élégantes.
Elles se sont battues pour faire reconnaître leurs droits. Mais au milieu des années 1970, le début de la mondialisation a touché de plein fouet le secteur industriel textile français. De liquidation en délocalisation, le chômage s'est imposé. Jusqu'à ce que, ces dernières années, les crises écologique et sanitaire rendent le « made in France » plus nécessaire.
« Essais d'iconologie » d'Erwin Panofsky
LA THÈSE
L'ouvrage s'ouvre sur une introduction théorique analysant les étapes d'une bonne compréhension du contenu d'une image, de son iconographie par opposition à sa forme. Elle est suivie de cinq essais consacrés à l'art italien de le Renaissance et illustrant la méthode. Quels que soient la richesse et l'intérêt de ces derniers, l'explicitation rigoureuse de la démarche iconographique dans l'introduction est le grand titre de gloire de ce livre.
Erwin Panofsky divise la lecture iconographique de l'image en trois niveaux. Le premier, qu'il appelle la signification primaire ou naturelle, est ce que voit dans une image un spectateur qui ne connaît pas le système symbolique : par exemple une jeune femme assise tenant dans ses bras le cadavre d'un homme barbu, elle portant un disque derrière la tête, lui un disque de même, mais décoré d'une croix. Une personne cultivée accèdera au niveau conventionnel, comprendra qu'il s'agit de la Vierge se lamentant sur son fils mort - bref, d'une pietà. Mais la signification intrinsèque, le contenu, constitue un troisième niveau. Dans le cas qui nous occupe, le thème est une pure invention iconographique, sans texte correspondant. Il se comprend comme une sorte de pendant tragique à la Vierge à l'Enfant. Marie semble plus jeune que son fils, ce qui peut paraître aberrant ou même empêcher de reconnaître les personnages. Mais la Vierge, symbole de l'Église, est pensée comme incorruptible, d'une éternelle beauté, tandis que le Christ s'est fait homme et a totalement assumé la souffrance, l'âge et la mort. Et c'est en comprenant ce genre de choses qu'on accède au sens de l'image, tout en découvrant l'univers religieux de la fin du Moyen Age.
Dans l'exemple de la pietà, l'erreur de lecture qu'on pourrait faire au premier niveau se corrige par le recours au troisième. L'oeuvre formant une totalité, chaque niveau permet de contrôler l'autre et la connaissance du style constitue un correctif supplémentaire.
CE QU'IL EN RESTE
La simplicité du schéma panofskien peut faire oublier le souci sémiologique dont il émane. Il a été parfois critiqué, mais jamais concurrencé et encore moins remplacé. Il ne faut pas se tromper sur son sens : la succession des niveaux n'est ni l'ordre heuristique ni l'ordre d'exposition d'une analyse iconographique.
Un point doit enfin être signalé : dans l'édition française de 1967, l'expression basic attitude, qui désigne chez lui l'ensemble de références et de pratiques culturelles partagées constituant le troisième niveau, est traduite de façon douteuse par « mentalité ». Certes, Erwin Panofsky utilise lui-même une expression vague. Mais il trouvera plus tard un terme mieux approprié chez les scolastiques : l'habitus, désignant une manière d'être et de faire, liée à un groupe social, que Pierre Bourdieu lui empruntera à son tour.
Nantes face à ses esclaves
Posée sur un socle, une statuette présente avec déférence un plateau à cigares (page de droite). La couleur de peau, les créoles, la chaîne à la taille, le torse nu sont autant d'éléments qui évoquent le statut d'esclave de l'homme représenté, tandis que le produit qu'il offre à la consommation renvoie à la culture coloniale du tabac. Cette « africanerie » - pour reprendre le terme proposé par l'historienne de l'art Anne Lafont - est typique de la décoration des demeures de l'élite nantaise au XVIIIe siècle. Objet de luxe, elle met en scène la réussite sociale des grandes familles impliquées dans le commerce de la traite.
Cette pièce, comme toutes les autres de la collection du musée de l'Histoire de Nantes, reflète la culture matérielle européenne, celle des négociants, armateurs et colons. C'est pourtant à partir de ces objets que l'exposition « L'abîme » relève le défi de proposer un parcours centré sur les millions de victimes de la traite atlantique. Il est à noter que la plupart des objets exposés appartiennent aux collections du musée : le parti pris n'est pas en effet de montrer de nouvelles choses mais de les montrer sous un jour nouveau.
Le parcours reconstitue en quatre parties le passé négrier de la ville de Nantes, des premières explorations de la côte africaine au XVe siècle jusqu'à l'abolition définitive du commerce d'esclaves au XIXe siècle. Depuis les travaux fondateurs de Jean Mettas et Serge Daget, le fait est désormais connu : la traite a considérablement enrichi les ports de la façade atlantique, et Nantes au premier chef, elle qui organisa près de 50 % des expéditions négrières françaises. Livres de compte, actes de vente ou journaux de bord permettent tout au long de la visite de prendre la mesure du phénomène de marchandisation des captifs.
Rendre leur identité aux captifs
Mais s'il est clair que Nantes fut une ville négrière, on sait moins qu'elle fut aussi une ville esclavagiste. La prise en compte de l'esclavage en métropole, venue casser le mythe du « sol libre », a été tardive dans l'historiographie française : l'impulsion est venue de Sue Peabody et Pierre Boulle, deux historiens d'outre-Atlantique.Pour incarner ce qu'a pu être le destin des quelques centaines d'esclaves ayant vécu à Nantes au XVIIIe siècle, les commissaires de l'exposition ont choisi de se focaliser sur des parcours individuels. Celui de Pauline, née esclave en Guadeloupe et débarquée à Nantes, qui réussit à gagner sa liberté en 1716 en entrant au couvent des bénédictines du Calvaire de Nantes. Ou encore celui de Louis Alexandre, originaire de la côte de Guinée, qui, arrivé à Nantes en 1727, obtient son affranchissement, sert le roi au cours de la guerre de Sept Ans et s'installe à Noirmoutier où il se marie en 1760 à une Nantaise. L'enjeu est de rendre leur nom à ces captifs privés de leur identité originelle ; un pari relevé au cours du parcours par la projection visuelle de plusieurs milliers de noms d'esclaves sur l'un des murs du musée.
Le titre de l'exposition, référence au poème d'Édouard Glissant qui évoque le gouffre de l'océan Atlantique où périrent 1,8 million d'Africains, symbolise cependant la difficulté des historiens à les sortir de l'oubli. Pour faire parler les archives, l'exposition propose une scénographie immersive. Les visiteurs peuvent ainsi s'imaginer au fond des cales du bateau négrier de La Marie-Séraphique, ou écouter les personnages d'un tableau raconter leur histoire via un dispositif de projection sonore. Une ambition pédagogique nouvelle qui manifeste, vingt ans après l'exposition pionnière des « Anneaux de la mémoire », le fort engagement de la ville de Nantes.
Piéger les « homos »
Surpris par une caméra piège cachée dans un urinoir, Hans Hoffman, homosexuel, est condamné lors d'un procès rapide et emprisonné au nom du paragraphe 175 du code pénal allemand. Nous sommes au début des années 1960, et ce « Paragraphe 175 », décrété en 1872, criminalise l'homosexualité comme « maladie mentale » et « pratique déviante ». Il autorisait également la police à confisquer les lettres privées et à installer des caméras dans certaines toilettes publiques derrière des miroirs sans tain afin de produire des preuves formelles au tribunal. En vigueur jusqu'en 1969, il ne disparaît complètement du code civil allemand qu'en 1994. Au total, 100 000 hommes, les « 175er », ont été traduits en justice dans la République fédérale d'Allemagne (RFA) d'après-guerre. Beaucoup furent emprisonnés.
Entêtement héroïque
Le plus choquant est la continuité des textes juridiques et des pratiques policières entre le régime nazi et la démocratie de la RFA. Certains des 15 000 prisonniers au triangle rose, les « Rosa Winkel », ont d'ailleurs été directement transférés des camps de concentration aux prisons fédérales pour finir de purger leur peine légale.
En 2005, Rob Epstein et Jeffrey Friedman obtenaient l'Ours d'or du meilleur documentaire à la Berlinale pour Paragraph 175, rappelant, documents à l'appui, ce passé récent peu glorieux d'une démocratie conservatrice dont la pudibonderie moralisatrice était érigée en valeur fondatrice du régime. Le film de Sebastian Meise a l'intérêt d'incarner cette traque dont « on ne parle pas » en une fiction juste et sensible, mais impitoyable, dans laquelle Hans Hoffman, joué tout en passion retenue par Franz Rogowski, continue à chercher l'amour en milieu hostile.
Great Freedom est un film de prison, austère et simple, au pathétique contenu, où le personnage central exerce sa volonté impérieuse à être « normal » et à vivre comme il l'entend malgré tous les obstacles qui se dressent devant lui. Cet entêtement est la marque de son héroïsme, quotidien et concentrationnaire. C'est cela qui, in fine, lui permet de vivre et de survivre en homosexuel.