L'histoire

Titre : | L'histoire |
Type de document : | Périodique : texte imprimé |
Editeur : | Paris : Sophia publications, 1978- |
Autre Editeur : | Paris : Société d'éditions scientifiques |
ISBN/ISSN/EAN : | 0182-2411 |
Langues: | Français |
Index. décimale : | REVUES (Collections) |
Catégories : |
[ICR] Histoire > Périodiques |
Numérotation : | N°1 (1978) - |
Périodicité : | mensuel |
Suppléments : |
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Les 343 hors-la-loi
Le 5 avril 1971, sur fond noir, la couverture du Nouvel Observateur annonce : « La liste des 343 Françaises qui ont le courage de signer le manifeste "Je me suis fait avorter". » Le texte fait grand bruit. En effet, en 1971, l'avortement est interdit par la loi et passible d'une peine de prison. Pourtant, plusieurs centaines de milliers d'avortements clandestins sont pratiqués chaque année dans des conditions souvent terribles et parfois mortelles.
« Cet enfant, je ne le veux pas, absolument pas. Je ne sais pas comment je vais faire, comment je vais me débrouiller, mais je ne l'aurai pas. » C'est par ces mots que débute le documentaire de Valérie Jourdan et d'Adeline Laffitte. Elles y retracent la genèse du « Manifeste des 343 » à travers les témoignages des instigatrices ainsi que des signataires. Nicole Muchnik, journaliste au Nouvel Observateur, raconte comment l'idée de publier un manifeste en faveur de la légalisation de l'avortement lui est venue au cours d'une conversation avec Jean Moreau, chef du service documentation. Elle prend ensuite contact avec le Mouvement de libération des femmes (MLF) qui vient de voir le jour dans le sillage de Mai 68. Anne Zelinski et d'autres militantes relatent leurs rendez-vous chez Simone de Beauvoir, qui a accepté de les aider à rédiger un texte et à récolter des signatures de célébrités. Elles insistent sur l'importance de mêler des signatures de personnalités telles que Catherine Deneuve, Françoise Sagan, Christiane Rochefort ou Marguerite Duras avec celles de femmes inconnues afin d'interpeller l'opinion publique et de protéger les signataires de poursuites pénales.
En portant la question sur le devant de la scène médiatique, cet acte marque un temps fort dans le débat sur l'avortement qui agite la société et aboutit à la loi de 1975 sur l'interruption volontaire de grossesse.
Faire parler les objets
Le stérilet, la hache polie, le costume-cravate, les baguettes chinoises, le buste de Néfertiti ou la boule de lotto (avec 2 « t » en italien)... raconter l'histoire à partir d'un objet, voilà l'objectif du nouveau magazine hebdomadaire « Faire l'histoire » diffusé sur Arte à compter du 10 avril 2021. Après le succès de « Quand l'histoire fait dates » (dernière saison diffusée au second semestre 2020), le producteur Serge Lalou des Films d'Ici et l'historien Patrick Boucheron tentent un nouveau pari, avec la collaboration de Yann Potin, historien et archiviste. Entrer par l'objet ? La démarche des auteurs n'a rien d'anecdotique ni de réducteur ; au contraire, les objets sont un formidable point de départ pour appréhender les humains et étudier les sociétés comme le savent bien, depuis Marcel Mauss, les anthropologues ou les historiens de sociétés anciennes.
Cette approche d'anthropologie historique est sans aucun doute plus récente en histoire contemporaine (cf. P. Singaravélou, S. Venayre dir., Le Magasin du monde. La mondialisation par les objets, du XVIIIe siècle à nos jours, Fayard, 2020). Les objets permettent d'aborder aussi bien l'histoire politique, économique, sociale, technique, comparée, connectée... Et les documents sont aussi des objets : « Quand on réfléchit à l'histoire de la carte postale ou plus généralement de la correspondance, on fait à la fois une histoire éminemment intime mais aussi très largement partagée au plan collectif », explique ainsi Clémentine Vidal-Naquet. Patrick Boucheron renchérit : « Le progrès des études historiographiques consiste toujours à se réapproprier des objets que l'on trouvait indignes parce qu'insignifiants ou folkloriques et de les faire accéder au rang de sujet d'histoire. Saisir l'histoire par ses objets, c'est aussi la rapprocher de nous, la rendre familière : on peut faire récit de tout objet comme on fait feu de tout bois. Voici pourquoi l'histoire la plus savante, celle en tout cas qui naît de la recherche la plus innovante, est susceptible d'intéresser le plus grand nombre, contrairement à l'histoire que l'on nous présente comme populaire et qui ne daigne nous parler que de palais et de princesses. »
La diversité des objets présentés dans les premières émissions donne une idée de la richesse du genre. Certains sont des vestiges de l'activité humaine retrouvés par les archéologues : « La hache polie, défricher le monde » par François Bon ou « L'ostrakon, un tesson d'argile pour voter l'exil » par Paulin Ismard. D'autres sont des « objets-monde » : « La brique, le matériau de l'empire » par Vincent Jolivet. Beaucoup sont génériques : « Le passeport, contrôler et inventer les frontières » par Delphine Diaz. Quelques-uns sont uniques, sinon fétiches : « Le manteau de Roger II de Sicile, la pourpre impériale en lettres arabes » par Valérie Theis. Jusqu'à la relique, avec le Suaire de Turin par Yann Potin. Ils peuvent aussi être ambigus. Car il ne s'agit pas seulement de déployer l'histoire d'un objet, mais aussi d'expliquer quelle histoire l'objet raconte. Évoquant le miroir, Philippe Artières montre ainsi un paradoxe : la psyché permet aux femmes de s'émanciper en se construisant une nouvelle image de leur féminité mais... sous le regard des hommes. Enfin, chaque épisode se conclut par une chronique de l'historienne et youtubeuse Manon Bril, qui offre des pistes à explorer pour faire écho à l'actualité ou prolonger l'expérience.
Voir l'historien au travail
L'émission a une autre ambition. Celle de « dévoiler » l'enquête historienne qui permet d'établir le récit historique. Montrer le travail du chercheur est une démarche presque militante pour Patrick Boucheron : « A l'origine, la télévision devait être un instrument puissant de démocratisation que les historiens allaient investir massivement. » Pourtant, Georges Duby (« Le temps des cathédrales » en 1980) et surtout Marc Ferro (« Histoire parallèle » de 1989 à 2001) ont longtemps été les rares historiens de métier à présenter des émissions sur le petit écran.
Quelle est la place des historiens à la télévision ? Certains interviennent en tant qu'experts dans des émissions historiques ou participent à des débats. Mais ils n'ont pas toujours le temps de développer leur propos, qui se résume à un discours tronqué au montage ou réduit. Ils peuvent être aussi conseillers historiques pour épauler un auteur qui, avec les moyens propres au cinéma, développe son propre discours. Ou mieux encore, ils peuvent s'emparer du médium audiovisuel et devenir eux-mêmes auteurs comme les incitait à le faire Marc Ferro dès 1965 dans un article cosigné avec Annie Kriegel et Alain Besançon (« L'expérience de la "Grande Guerre" », Annales. Économies, sociétés, civilisations n° 2, 1965). Certains l'ont fait, et bien fait.
Néanmoins, le téléspectateur ne voit presque jamais l'historien au travail. « C'est ce que, modestement, nous souhaitons montrer avec "Faire l'histoire". » Patrick Boucheron délègue donc la parole en invitant un spécialiste à présenter l'objet face à la caméra. Documents originaux, archives filmées, images anciennes, voix off, servent à poser le contexte, à fournir des précisions pour donner au public les clés nécessaires à la compréhension. On observe donc le chercheur travailler, on l'écoute mener sa réflexion, manipuler photographies, cartes ou objets, formuler des hypothèses, hésiter parfois.
« Ce qui est surprenant quand on fait l'histoire du casque colonial, explique ainsi Sylvain Venayre, c'est que ce n'est pas un objet décisif, ce n'est pas une invention extraordinaire, ce n'est pas quelque chose qui transforme l'histoire du monde, mais c'est un objet qui réfléchit au sens où un miroir réfléchit. [...] Le casque colonial aujourd'hui symbolise l'impérialisme européen et de façon générale toutes les pratiques liées aux conquêtes coloniales. Or, dans l'histoire longue des colonisations, le casque ne représente qu'un tout petit moment en réalité : entre la seconde moitié du XIXe et la première moitié du XXe siècle. Ça n'est pas n'importe quel petit moment, c'est celui durant lequel l'Europe se lance à la conquête des territoires. »
Un casque, un miroir, un passeport... autant d'objets devenus si familiers qu'on les regarde à peine mais qui portent en eux une partie de l'histoire du monde.
Un monde sans voyages
En mars 2020, la décision la plus frappante pour endiguer la pandémie fut certainement l'interdiction de voyager. Si tous les États ne confinèrent pas leur population, l'interdiction du voyage, elle, fut universelle. Avec les secteurs de l'événementiel et du spectacle, l'industrie du tourisme fut d'ailleurs la plus touchée par la crise. Avions cloués au sol, bateaux retenus dans les ports, trains réduits au minimum, automobiles invitées à rester au garage : c'était comme si le monde était devenu immobile. Sous l'autorité des médecins, l'humanité tout entière devait considérer les voyages comme néfastes pour la santé.
Une telle idée aurait sidéré les Européens du XIXe siècle, à une époque où beaucoup d'entre eux s'efforçaient de penser ensemble la santé publique et la révolution des transports. Certes, on s'inquiétait alors des risques que faisaient courir les nouveaux modes de locomotion : des chaudières explosaient sur les navires à vapeur, des trains déraillaient tragiquement, la traversée des tunnels était source d'angoisses. Mais on ne doutait pas vraiment - en tout cas, pas dans les discours officiels - que ces accidents et ces dangers disparaîtraient un jour grâce aux perfectionnements techniques. Les catastrophes les plus spectaculaires n'empêchèrent d'ailleurs pas ce qu'on appelait alors la marche du progrès. On continua à construire des trains plus rapides et des paquebots plus grands que jamais.
La propagation des maladies par les voyageurs était un risque aussi, mais on pouvait le prévenir grâce à la pratique éprouvée de la quarantaine. Surtout, ce risque comptait peu en regard des bénéfices des voyages. D'innombrables publicistes répétaient alors ce lieu commun : les voyages sont aussi nécessaires à la société que le flux sanguin à l'individu. On s'émerveillait, pour le dire comme Le Moniteur du commerce en 1860, de « cet immense réseau de viabilité, qui déjà figure sur les cartes comme le système artériel et veineux de la planète, rendant au globe le même service de circulation vitale que le sang dans le corps humain »1. Empêcher les voyages serait mortifère. La croissance harmonieuse de l'humanité impliquait de les multiplier.
Le voyage, c'est la santé
Du point de vue de leur propre santé, les voyageurs avaient d'ailleurs tout à gagner à se déplacer. Depuis le XVIIe siècle, la variété des spectacles du monde était considérée comme un remède à cette flatteuse maladie des élites sociales : la mélancolie. Dans son Anatomie de la mélancolie (1621), Robert Burton avait expliqué que l'homme, comme tous les objets de l'univers, a besoin de mouvement et de diversité. A partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, d'innombrables splenetic travellers (« voyageurs bilieux »), parmi lesquels Tobias Smollett et Laurence Sterne, parcoururent pour cette raison les routes d'Europe. Au siècle suivant les médecins continuèrent à prescrire le voyage comme remède à ces pathologies modernes qu'étaient l'ennui et la neurasthénie.
L'idée selon laquelle l'organisme était garanti par l'état des fibres du corps faisait également du voyage une panacée. Dans ce cas le mot d'ordre était l'affermissement. Les traités médicaux de la fin du XVIIIe siècle ressassaient le même exemple : une femme languissant à Paris, contrainte à un voyage en province pour toucher un héritage, avait recouvré, par la seule grâce de ce voyage, toute sa santé. D'après les médecins qui rapportaient l'anecdote, c'étaient les épreuves du voyage, la mobilisation de la route, l'affrontement des ornières et des cahots du chemin, les secousses et les vibrations du véhicule, qui avaient affermi le corps de la voyageuse et lui avaient rendu sa santé.
L'avènement au XVIIIe siècle de la théorie miasmatique renforça encore les vertus thérapeutiques du voyage. Selon ce système de convictions scientifiques, les maladies étaient causées par des facteurs environnementaux, notamment l'air et l'eau, dont l'absence de mouvement entraînait, par un processus de corruption, la formation des miasmes morbides. Les malades étaient invités à quitter l'environnement qui avait causé leur maladie. Pour le dire comme le célèbre docteur Laennec au début du XIXe siècle, « il n'est pas de maladie qu'un changement d'air ne guérisse ou ne soulage ».
Même après le reflux de la théorie miasmatique, le changement d'air continua à être considéré comme un remède ou, au moins, un soulagement à toutes les maladies. Par certains aspects, la révolution pasteurienne elle-même y contribua. Dans les années 1890 fut en effet confirmée l'observation de Pasteur sur l'effacement des microbes avec l'accroissement de l'altitude : à partir de 1 700 mètres, les colonies microbiennes disparaîtraient. Une telle conviction explique la naissance à la Belle Époque des stations d'altitude. Elles s'ajoutèrent aux stations thermales et aux stations balnéaires qui, depuis longtemps, justifiaient un déplacement à des fins de guérison.
L'inquiétude des élites
L'impératif de la santé joua ainsi un grand rôle dans le développement initial des pratiques touristiques, qui peu à peu se détachèrent de cette motivation originelle. Aller passer l'hiver dans le Midi, prendre un bain « à la lame » dans les mers froides2, s'installer temporairement en altitude, autant de pratiques bien vite assumées comme moments de plaisir. L'Église catholique elle-même l'accepta : aux pèlerins qui effectuaient de pieux voyages - parfois pour obtenir une guérison ou pour remercier le Ciel d'en avoir obtenu une - elle reconnut, à partir des années 1860, le droit légitime à profiter du pèlerinage pour des activités de loisir. Loin de tout esprit de pénitence, des ecclésiastiques se mirent à publier des Guides du pèlerin et du touriste où l'on pouvait, par exemple, mêler l'impératif d'un pèlerinage à Lourdes et la joie profane d'une excursion au cirque de Gavarnie.
Mais ce tourisme triomphant n'alla pas sans résistances. Dès lors qu'elle fut accessible à un plus vaste public, la pratique du voyage fut critiquée pour ses effets délétères sur la nature. Pour les élites sociales, qui avaient inventé le voyage d'agrément, la présence de trop nombreux touristes empêchait de jouir pleinement des paysages. Dès les années 1830, George Sand se plaignait ainsi de la masse des touristes, « véritable plaie de notre génération, qui a juré de dénaturer par sa présence la physionomie de toutes les contrées du globe et d'emprisonner toutes les jouissances des promeneurs contemplatifs ».
Le mal fait à la nature était alors avant tout d'ordre esthétique. Inventés à l'été 1847, les « trains de plaisir » inquiétaient : la multiplication des voyages populaires n'allait-elle pas altérer les charmes de la nature ? Ancien sous-préfet de Carpentras et habitué des paysages de Luchon, Stéphen Liégeard craignait ainsi dans les années 1870 que leur poésie « disparaisse à bref délai sous la victuaille du pique-nique de banlieue ». On n'a pas attendu les premiers congés payés pour déplorer que, à cause des masses voyageuses, la nature n'était plus si pure.
Ces considérations, qui relevaient d'un solide mépris de classe, préparèrent les politiques de préservation des paysages. On s'alarma des dégâts que les touristes causaient aux lieux. L'« industrie touristique » (l'expression apparut dans les années 1860) passait en effet par de grandes infrastructures de transport et d'hébergement, dont les gares de chemin de fer, avec leur ceinture d'hôtels, n'étaient que l'exemple le plus visible. Or cela ne se faisait-il pas au détriment de cette belle nature, dont le spectacle constituait pourtant une des raisons de se déplacer ? L'élite touristique en était convaincue. A partir de 1907, le Touring Club de France organisa des conférences afin de mettre en garde contre un « vandalisme » qui ne concernait désormais plus seulement les monuments historiques, mais aussi la nature.
Les parcs naturels furent la conséquence logique de ce mouvement. Déjà, aux États-Unis, la vallée de Yosemite avait été constituée en « réserve » dès 1864 et, en 1872, Yellowstone était devenu le premier « parc national » du monde. Le premier Congrès international pour la protection des paysages se tint à Paris en 1909. Cette même année était créé, en Suède, le premier parc national d'Europe. En France, on en créa un en 1913 sur les flancs du Pelvoux, à l'initiative du Touring Club, du Club alpin français et de la Société des touristes du Dauphiné : le parc de la Bérarde, qui devint en 1914 le parc naturel de l'Oisans.
La pratique du camping exprimait ce désir de paysages naturels protégés. Un Camping Club fut créé à Londres en 1901. L'élite qui s'y réunissait n'était pas du tout guidée par la recherche de voyages à bon marché, comme ce fut le cas dans la seconde moitié du XXe siècle. Les premiers campeurs proposaient une autre manière de jouir du spectacle du monde, qui mêlait le souci de distinction sociale et le désir de profiter de paysages préservés des nuisances de la foule.
« Flygskam » : la honte de l'avion
Porté par les congés payés et le développement des transports aériens, le « tourisme de masse » du dernier tiers du XXe siècle a eu pour conséquence d'accentuer un tel discours, que les préoccupations environnementales de ce début de XXIe siècle rendent encore plus prégnant. Il ne s'agit plus désormais de protéger la nature, mais la planète, que la multiplication des voyages conduirait à sa perte. Apparu en 2018 en Suède, le mouvement flygskam (la honte de l'avion) a donné un nom à cette idée. Les centaines de millions de touristes qui partent chaque année à des milliers de kilomètres de chez eux afin de jouir du spectacle de la nature sont accusés de détruire, par ce seul geste, le monde qu'ils prétendent chérir.
Au printemps 2020, certains se sont réjouis de pouvoir observer un ciel guéri des cicatrices que lui fait habituellement la circulation aérienne. Pour celles et ceux qui veulent croire en un « monde d'après », dont l'humanité prendrait davantage soin, l'avenir des voyages est devenu crucial à penser. L'enjeu est désormais la santé de la planète, sans laquelle il est impossible d'imaginer la santé de l'humanité. Dans cette perspective, les échanges demeurent certes vitaux. Mais, pour les assurer, nous sommes priés d'inventer des moyens moins destructifs (véhicules décarbonés, circuits courts, tourisme de proximité...). Nul ne peut savoir si la crise de la Covid-19 aura en ce domaine des conséquences bénéfiques. Mais si c'était le cas, elle ne ferait qu'accélérer des évolutions en cours, en actualisant des énoncés déjà anciens sur les ravages des voyages.
Astor Piazzolla, la ballade du fou... de tango
En Argentine, [...] on peut changer tout sauf le tango. Le tango est comme une religion. Mais, par chance, je l'ai changé », explique en 1984 Astor Piazzolla. Ce n'est pas trop dire. Le musicien argentin s'est approprié cette forme musicale qui s'était affirmée comme l'expression d'un peuple, d'une nation, avant de se figer dans son académisme. Astor Piazzolla l'a transformée en lui donnant une dimension artistique nouvelle : le tango nuevo. Avec comme compagnon fidèle le bandonéon. Cet instrument, apparu en Allemagne dans les années 1850, s'est imposé comme emblème du tango après la Grande Guerre. L'histoire, comme un mythe, raconte que le père d'Astor Piazzolla, qui n'était pas musicien, en offrit un à son fils de 8 ans, décevant les espérances d'un enfant qui rêvait de saxophone ou de patins à roulettes. « Instrument diabolique », dit de lui Astor Piazzolla, si difficile à maîtriser, mais qu'il domine peu à peu.
Pour faire de ce cadeau un destin, celui du plus important musicien argentin du XXe siècle, le seul génie ne suffisait pas. C'est le triangle magique New York-Buenos Aires-Paris qui est la clé de l'énigme.
New York. Ses parents partent y vivre quand il a 3 ans. Il y grandit, fait le coup de poing, se passionne pour le jazz et étudie la musique classique. En 1933 Carlos Gardel, l'icône du tango argentin, passe quelques mois à New York. L'adolescent devient son guide dans la ville et s'initie au tango. Gardel lui offre même un petit rôle dans un film sorti en 1935, El dia que me quieras, dans lequel Astor Piazzolla joue du bandonéon pour la bande sonore.
Libérer le tango
Buenos Aires. « Le tango a explosé en moi quand je suis revenu en Argentine » à l'âge de 15 ans en 1936. Il s'installe dans la capitale en 1938, commence à jouer dans des formations de tango, en particulier l'orchestre d'Anibal Troilo, qui s'impose comme l'un des créateurs majeurs. Il transcrit des oeuvres classiques pour le bandonéon, de Bach à Gershwin. En 1940 il rencontre le pianiste Arthur Rubinstein, de passage à Buenos Aires, qui le recommande à Alberto Ginastera, notable compositeur argentin. Ce dernier lui apprend toutes les disciplines musicales (théorie, harmonie, fugue, composition, orchestration...), mais l'initie aussi à la peinture et à la littérature. Pendant des années Astor Piazzolla joue le soir du tango et étudie la journée. Il fonde son propre orchestre, compose des oeuvres classiques, et gagne le fameux prix Sevitzky en 1953 avec sa Sinfonia Buenos Aires. Il introduit deux bandonéons dans un orchestre symphonique. L'oeuvre fait scandale mais son succès lui permet de partir pour la France.
Paris. La ville devient un port d'attache puis un centre de développement de sa carrière internationale, même s'il séjourne souvent en Italie. En 1954 il vient y chercher un perfectionnement classique auprès de Nadia Boulanger, l'illustrissime professeure de composition, amie de Stravinsky, formatrice de tant de compositeurs, de Gershwin à Copland, de Bernstein à Glass. Tout en lui faisant étudier avec une extrême exigence « le contrepoint à 4 temps qui me rend fou », Nadia Boulanger détecte l'authenticité de son génie et lui dit qu'il doit persévérer dans le tango, avec le bandonéon. Triunfal est le premier morceau qu'il ose lui jouer : « Là est le véritable Piazzolla. Là est votre musique, ne l'abandonnez jamais. » Le principe est posé : utiliser les musiques populaires comme un inépuisable vivier d'idées en les enrichissant d'un langage musical évolué et contemporain. Il enregistre avec l'orchestre à cordes de l'Opéra de Paris et le pianiste Martial Solal. En 1957 il revient en Argentine. C'est le tango nuevo, au moment même où les nouveaux rythmes venus d'Amérique du Nord font irruption sur la scène mondiale. Mais Astor Piazzolla doit lutter pour imposer son style. Il reçoit des menaces, les puristes l'attendent parfois à la sortie des spectacles pour lui régler son compte. D'octette en quintette, il évolue, crée et affermit sa position artistique.
Il atteint le grand public en 1969 grâce à la Balada para un loco (« Ballade pour un fou »). Puis c'est l'explosion des années 1970 : Libertango (1974), Tango Blues (1978), Oblivion (1984). Les vingt dernières années de vie et de création d'Astor Piazzolla sont celles d'une gloire mondiale. Parallèlement, la grande littérature latino-américaine de Borges, de Neruda, de Garcia Marquez, touche aussi l'universel, avec les mêmes ingrédients magiques, la même humanité et la même sensualité. Pour Piazzolla, « himself », ce sont des années de musique pure pour un tango libéré.
De cette expression si essentiellement autochtone qu'est le tango de Buenos Aires, Piazzolla fait une forme nouvelle dont chacun pourtant identifie l'inspiration et la couleur que le fidèle bandonéon apporte. Il emprunte au jazz, aux séquences harmoniques classiques. Et passe par le do mineur mozartien (les épreuves du silence, de l'eau et du feu, expression du triangle maçonnique) qui « convient à la tendresse et aux plaintes » écrit à 300 ans de distance, Jean-Philippe Rameau dans son Traité de l'Harmonie. Piazzolla explore les origines culturelles de la ville (africaine, italienne, allemande, juive, espagnole) et de sa musique, puisant à l'ancienne milonga argentine, systématisant pour l'imposer la structure à 4/4 temps (avec le 1-2-3, 1-2-3, 1-2) de la habanera cubaine. Il sait passer du flou d'une pièce mélancolique à la rigueur mathématique et cadencée d'un contrepoint sans rien céder de la proposition obscure, douloureuse et tragique du tango.
Passeur entre deux mondes
Serge Gruzinski revient dans ce nouveau livre à ses premiers sujets, le Mexique indien et son occidentalisation au XVIe siècle. L'ouvrage prend la forme d'une conversation imaginaire entre l'historien et un Américain de la Renaissance, Diego Muñoz Camargo, un métis de Nouvelle-Espagne, qui fut le rédacteur de la Description de Tlaxcala (1585) dans le cadre des Relations géographiques, vaste enquête sur les territoires soumis à l'autorité de Philippe II. L'historien pose des questions à l'Américain du XVIe siècle et imagine les réponses du personnage, en choisissant des citations extraites des Relations géographiques. Le procédé, virtuose, permet de faire émerger une voix médiane, celle d'un passeur entre deux mondes.
Fils bâtard d'un père conquistador et d'une mère membre de la noblesse indienne de Tlaxcala, cité ennemie de Mexico qui fit alliance avec Cortés dès 1519 et qui en retira nombre de privilèges une fois le pouvoir espagnol installé, Diego Muñoz Camargo est interprète entre le castillan et le nahuatl. Il partage la conception cyclique de l'histoire et restitue l'interprétation indigène de l'arrivée des Blancs sur le continent, tout en étant un adepte d'une version providentialiste de la conquête et un partisan de la victoire du Dieu chrétien sur le Nouveau-Monde. Il se déclare espagnol et non métis, épouse une Indienne de la moyenne noblesse et leur fils, qui épouse une Indienne de la haute noblesse, devient gouverneur de la ville de Tlaxcala.
A partir de ce cas, Serge Gruzinski étaye sa propre réflexion sur le métissage. Diego Muñoz Camargo est avant tout un ambitieux qui cherche à intégrer le cercle étroit des élites à la fois avec les instruments des Espagnols et ceux des Indiens. La conversation fait surgir une version méconnue de l'histoire de l'empire espagnol du XVIe siècle, celle des Indiens ayant choisi le camp espagnol, des élites indigènes qui ont su monnayer leur ralliement par l'octroi de privilèges importants, de ceux qui savent s'adapter au nouveau contexte économique et social, fait de l'effondrement de l'Ancien Monde et de nouvelles opportunités, comme le commerce du gingembre et de la cochenille ou l'entrée dans la mondialisation avec l'ouverture de l'Atlantique, mais aussi du Pacifique et de la Chine. Une belle lecture stimulante.
« We can do it ! »
Cette affiche de propagande patriotique patronale américaine est destinée à soutenir l'engagement des femmes dans l'effort de guerre (6 millions d'ouvrières) pendant la Seconde Guerre mondiale. « Rosie la Riveteuse » - appellation rétrospective, au moment de sa réédition en carte postale en 1985 - fait référence aux ouvrières de l'armement et de l'aéronautique militaire chargées de l'assemblage des bombardiers à l'aide de rivets. La femme est présentée comme capable de tenir le pays en l'absence des hommes partis au front en Europe et dans le Pacifique. Pourtant, certains attributs conventionnels de la féminité sont conservés, visant à rassurer la population sur le caractère provisoire de cette transgression des assignations de genre traditionnelles.
Diffusée très brièvement sur les murs des usines d'armement avant d'être reléguée dans les Archives nationales, cette affiche est surtout devenue fameuse à partir de sa redécouverte dans les années 1980. Elle fait alors l'objet de nombreux détournements militants, publicitaires et parodiques. Elle acquiert aujourd'hui une portée iconique au sein de la pop culture, produite et appréciée par le plus grand nombre et véhiculée par les médias de masse, qui la décline en produits dérivés : tee-shirt, tatouage, accessoire de mode, tasse. Par un curieux retournement de lecture, on en recycle à l'envi le motif pour exhorter à l'engagement féministe en faveur de l'émancipation féminine, sensibiliser à l'égalité hommes-femmes ou aux violences sexistes et sexuelles... Cette exaltation de la force des femmes fait en outre l'objet de réappropriations masculiniste (« We can do it, too ! »), mais aussi lesbienne, queer, intersectionnelle et antiraciste (« Together, we can do it ! », par Innosanto Nagara en 2015). Selon l'extrême droite, elle est emblématique de la « terreur féministe » (Valeurs actuelles, mai 2019). On peut voir dans le « Just do it! » de Nike en 1988 un avatar dévoyé du slogan original.
Le long combat des suffragettes
Le 10 octobre 1903, à Manchester, Emmeline Pankhurst, ses trois filles Christabel, Sylvia et Adela ainsi que quelques autres femmes britanniques fondent la Women's Social and Political Union (WSPU). Cette organisation dont la devise est « Deeds, not words » (« Des actes, pas des mots ») souhaite obtenir le droit de vote féminin.
Au Royaume-Uni, il existe déjà des groupes féministes qui ont le même objectif comme la National Union of Women's Suffrage Societies (NUWSS). Dirigée par Millicent Fawcett, la NUWSS cherche à convaincre les hommes politiques par des méthodes pacifiques. Malgré des décennies de combat, la cause semble mal engagée.
En 1910, suite à la répression violente d'une manifestation par la police, Emmeline Pankhurst et les militantes de la WSPU se radicalisent. Elles recourent désormais au vandalisme et au sabotage - vitrines brisées, incendies. Elles se mettent en scène en s'enchaînant dans les espaces publics. Elles utilisent leurs procès comme des tribunes pour exprimer leurs idées et leurs revendications. Et elles n'hésitent pas à faire la grève de la faim lorsqu'elles sont emprisonnées.
Ces actions attirent l'attention de la presse et de l'opinion publique. Mais sont désapprouvées par les autres organisations féministes, la NUWSS en tête. Surtout, en avril 1913, le ministère de l'Intérieur leur interdit de se réunir en public, procède aux arrestations de ses membres et confisque le numéro de leur journal à paraître, The Suffragette. Des coups durs qui n'empêchent pas la poursuite de leurs actions et le soutien grandissant de l'opinion.
Mêlant images d'archives et reconstitutions, ce documentaire d'Emma Frank retrace les étapes de ce combat jusqu'à l'obtention du droit de vote pour les femmes de l'âge de 30 ans en 1918.
image: Annie Kenney et Christabel Pankhurst, vers 1908, Auteur inconnu,domaine public via Wikimedia Commons
Le testament de Dante
Un personnage hors du commun : Dante Alighieri, dont l'Italie célèbre le 700e anniversaire de la mort. Poète banni de sa ville, Florence, l'une des plus grandes métropoles d'Europe au XIIIe siècle avec ses 100 000 habitants. Sa sombre destinée a attiré les biographes, à commencer par Boccace, au XIVe siècle. Deux biographies viennent de paraître en France, s'opposant par leur méthode et leur façon d'offrir au public la figure de l'écrivain maudit. Mais que soient rappelés d'abord quelques éléments biographiques essentiels.
Durante (Dante) degli Alighieri naît à Florence en mai 1265. Il est le fils aîné d'un homme d'affaires, décédé alors qu'il était un très jeune enfant. La fortune de sa famille vient de la spéculation ou de l'usure. En 1266 les guelfes (partisans du pape) prennent le pouvoir et chassent les gibelins (partisans de l'empereur). En 1274, alors tout jeune garçon, il rencontre Beatrice Portinari, âgée d'à peine 8 ans, et à laquelle il va vouer un amour fou et muet ; elle se marie à un autre et meurt en juin 1290, à l'âge de 24 ans. Il apprend le latin, lit les poètes classiques, est l'élève de Brunetto Latini (qu'il placera dans la Divine Comédie avec les sodomites, dans le Purgatoire !), se forme à l'art épistolaire. En 1289 Dante participe à la bataille de Campaldino, où les guelfes de Florence et de Lucques sont vainqueurs des gibelins d'Arezzo. En 1293 sont proclamées à Florence des mesures d'exception qui ôtent tout pouvoir aux nobles et le confient à la seigneurie, aux gonfaloniers et prieurs, émanation du popolo (le « peuple », bourgeois).
Vers l'âge de 30 ans il participe activement à la vie politique de sa ville. S'il se réclame de la noblesse (sa femme Gemma est de famille noble), il se range du côté du « Peuple », avec une certaine réserve, voulant surtout défendre la concorde et le bien commun, et s'oppose au recours à la violence, tentation continuelle des magnats. En 1295 il est l'un des 300 membres du conseil général de la commune. En 1300 il est prieur durant deux mois. Les guelfes se divisent en deux factions : les Blancs et les Noirs. Dante prend position pour les Blancs. En novembre 1301 Charles de Valois, frère du roi de France, arrive à Florence. Il vient, envoyé par le pape, soutenir les Noirs. Les Noirs chassent les Blancs : les propriétés de Dante sont dévastées et il est alors banni de Florence pour fraudes et extorsions. Sa femme et ses enfants restent en ville. Dante vit en exil les vingt dernières années de sa vie. Il meurt en septembre 1321.
Dante Alighieri est d'abord un immense écrivain, et principalement en langue vulgaire, en toscan : des poésies, la Vie nouvelle (une autobiographie), un traité sur l'éloquence en langue vulgaire, Le Banquet, des lettres, La Monarchie (traité politique où est exalté le gouvernement de l'empereur comme unique garantie de paix), des églogues et, surtout, La Divine Comédie, composée à partir de 1306, où le poète arpente Enfer (« Au milieu du chemin de notre vie/je me retrouvai dans une forêt obscure »), Purgatoire et Paradis.
Deux méthodes biographiques
La voie traditionnelle de la reconstruction biographique, qui est celle empruntée par Alessandro Barbero, spécialiste d'histoire militaire (son livre commence d'ailleurs par la description de la bataille de Campaldino), réside dans la méthode combinatoire : il s'agit de réunir les sources disponibles, de les évaluer pour les faire, plus ou moins, concorder. L'auteur s'en sort bien, même s'il multiplie les hypothèses, surtout pour les dernières années de la vie de Dante. Les oeuvres sont appelées à la rescousse, quand les archives ou les témoignages du temps se taisent.
Et puis il y a une autre méthode d'approche, celle d'Elisa Brilli, professeure à Toronto, dont les recherches portent sur Dante et l'histoire culturelle médiévale, et de Giuliano Milani, professeur d'histoire médiévale à l'université Paris-Est-Marne-la-Vallée, ayant étudié les communes italiennes et codirecteur de la collection des documents sur la vie de Dante. Ces deux auteurs dynamitent les codes de la biographie en prenant le parti de séparer les différentes sources pour les considérer chacune dans sa propre série et son propre contexte. Les sources, historiques et littéraires, sont alors mises en dialogue. Les facettes de la vie de Dante ressortent par voie de comparaison et non plus de combinaison. L'ouvrage est composé en quatre temps : adolescence, « jeunesse » à Florence, « jeunesse » en exil, vieillesse (et épilogue). Les chapitres sont introduits par un interlude, qui propose un document commenté. Et ils comportent chacun deux parties sous les rubriques : l'histoire, le récit.
Ici, pas de restauration problématique, mais une mise en valeur des lacunes. Ainsi, quand Dante exerce un rôle public de façon officielle, il n'a toujours pas de « vrai » métier. Bien que du côté du « peuple », il n'est ni juge ni notaire, ni médecin... Poète confirmé, il est néanmoins un « désoeuvré ». Or sa Vie nouvelle, récit d'un amant entiché d'une jeune fille, tissé d'événements et de ses anciens poèmes, témoigne de la célébrité croissante de Dante auprès des Florentins. Le poète se met en scène comme personnage public. Ce récit de soi, étonnant pour les Florentins de cette fin du XIIIe siècle, est, montrent les auteurs, une présentation de soi comme personnage digne d'être écouté. Quant à la fin de la vie de Dante, elle reste mystérieuse. « Nous en ignorons presque tout, écrit Alessandro Barbero, contrairement à ce que l'on a pu reconstruire jusqu'ici. Et il n'existe presque aucun document d'archives qui nous parle de lui. » Et pourtant, face à ces silences, il y a la Commedia, dont est proposée par Elisa Brilli et Giuliano Milani une revigorante lecture. Livre d'actualité rédigé sous la pression des contingences, c'est un pamphlet. C'est aussi un « testament », proposant aux successeurs de Dante de transformer l'ici-bas, alors même que le personnage-narrateur est, dans son parcours dans l'au-delà, identique à l'individu historique Dante.
Longtemps il a été affirmé que la biographie de Saint Louis par Jacques Le Goff (parue en 1996), dans sa méthode, n'avait pas eu de postérité. Celle dressée pour Dante par Elisa Brilli et Giuliano Milani prouve le contraire. Dans la juxtaposition de la vie et des oeuvres, de l'expérience et du récit de soi, se voit rendue la dynamique profonde de la vie du poète.
Profession : archiviste paléographe
L'École des chartes, qui s'apprête à célébrer son bicentenaire durant toute l'année 2021, a traversé deux siècles d'histoire avec une discrétion aussi légendaire que l'érudition dont elle est le sanctuaire et le refuge. Une institution discrète, mais aussi modeste : par la taille de ses promotions - une vingtaine d'élèves -, elle demeure la plus petite des « grandes écoles » mais aussi peut-être la moins visible du grand public. A moins que le corps des anciens élèves ne soit plus célèbre que l'École elle-même : ceux qui s'honorent de porter le titre exclusif d'« archiviste paléographe » sont mieux connus sous le nom de « chartistes ». Le terme associe à l'image de l'érudit une connotation parfois ironique, où le goût et le savoir des archives se mêlent trop facilement à la rigidité de la méthode, sinon à la poussière des vieux papiers.
Indissociable depuis une vingtaine d'années de la refondation numérique de l'enseignement supérieur et de la recherche, l'École des chartes demeure également, avec l'École du Louvre, une des meilleures portes d'entrée aux métiers de la conservation et du patrimoine ou de l'administration des bibliothèques.
Les « grandes écoles » ont fini par distinguer, pour le meilleur et pour le pire, l'enseignement supérieur français du modèle universitaire dominant en Europe. Leur fondation, qu'il s'agisse de l'École polytechnique (1794) ou de la première École normale supérieure (1795), est associée à un système d'instruction publique méritocratique conçu contre les universités d'Ancien Régime durant la Révolution. L'Ecole royale des chartes fut quant à elle créée sous la Restauration, par ordonnance de Louis XVIII le 22 février 1821. Contrairement à la sédentaire Ecole normale supérieure (ENS), refondée en s'installant définitivement rue d'Ulm en 1847, « les Chartes » furent une école nomade, rattachée à des institutions administratives, patrimoniales et universitaires successives, sans avoir, jusqu'en 2014, ni autonomie de situation ni inscription claire dans l'espace urbain.
En suivant l'histoire de ses localisations à Paris, entre Bibliothèque royale (de 1829 à 1846), palais des Archives dans le Marais (de 1847 à 1897) et Sorbonne (de 1897 à 2014), on peut essayer de comprendre comment l'Ecole des chartes est parvenue à tracer une voie, parfois escarpée, entre la connaissance des documents et la description des monuments, c'est-à-dire entre la science historique et l'expertise patrimoniale. Au point de forger un savoir et une méthode « chartiste » propre et internationalement reconnue, qui fit des émules à l'étranger (en Autriche dés 1854) et qui, à partir de la technique paléographique, de la critique diplomatique et de l'amour des archives et du livre, a su créer un lien original entre l'histoire, la philologie, le droit et l'histoire de l'art, mais aussi la statistique et l'informatique.
La lente conquête de l'autonomie
La mémoire chartiste admet pour père fondateur un philosophe et moraliste, lointain précurseur de l'« anthropologie », le baron de Gérando. Ds 1807, ce savant des Lumières finissantes, devenu administrateur impérial, avait suggéré à Napoléon, en mal d'historiographie officielle, que des jeunes gens se forment aux travaux litteraires auprés de savants expérimentés, dans un « nouveau Port-Royal ». Par-delà la rupture révolutionnaire, il s'agissait de renouer avec la tradition documentaire et juridique de l'Ancien Régime, incarnée depuis le XVIIe siècle par l'érudition critique bénédictine et des figures savantes comme Jean Mabillon, fondateur de la diplomatique. Cette volonté de « ranimer un genre d'études [historiques] indispensables à la gloire de la France » est au coeur de la justification de la future école.
Son nom, en écho au régime de la « Charte » de 1814 (« octroyée » par Louis XVIII) et à l'imaginaire politique d'une monarchie contractuelle et féodale, fait référence aux « chartes », qu'il s'agit de décrypter, d'analyser et de rendre lisibles au plus grand nombre, par l'édition critique. Cet enjeu intellectuel et politique se double d'une nécessité pratique : l'établissement de nombreux droits de propriété requiert la consultation de documents anciens devenus peu à peu indéchiffrables sans expertise savante.
Le 22 février 1821, le comte Siméon, ministre de l'Intérieur, se voit donc confier la mission de créer une « école royale des chartes », avec pour objectif de former des experts en textes médièvaux, placés sous la tutelle de l'Académie des inscriptions et belles-lettres. Mais cette dernière, refondée en 1816, et jalouse de ses privilèges sur les textes historiques officiels, est peu disposée à se transformer en centre de formation ou de recherche.
L'Ecole est dépourvue de locaux et ses cours sont dispensés tour à tour par les conservateurs de la Bibliothèque royale et des Archives du royaume. Privée de débouchés et de moyens par le gouvernement ultra de Villèle, elle disparaît au bout de deux années, non sans avoir donné naissance à deux promotions d'élèves qui initieront une réforme en profondeur des méthodes, à l'instar de Benjamin Guérard, premier véritable directeur de l'Ecole entre 1848 et 1854.
L'Ecole des chartes est refondée par l'ordonnance du 11 novembre 1829 sous le ministère libéral de Martignac et sous l'inspiration de Champollion-Figeac (frère ainé du célèbre égyptologue), mais sans plus de débouchés. Érudit contesté et mondain, Champollion-Figeac fait office, jusqu'en 1848, de professeur de paléographie et de directeur des études.
L'enseignement, à l'Ecole, est fondé sur la paléographie et la diplomatique, la science des diplômes, des chartes, des actes officiels, qui a pour but de définir leur structure, leur tradition et leur authenticité. La philologie, l'étude des « dialectes du Moyen Age », est une science alors à inventer puisque aucun dictionnaire d'ancien français n'existe.
La premiére année est accessible à tous les bacheliers. Un examen sélectionne parmi eux six à huit élèves pensionnaires, c'est-à-dire rémunérés, qui collaborent aux travaux de transcription de la Bibliothéque royale et reçoivent, au terme de deux années d'enseignements spécialisés, le diplôme d'archiviste paléographe. Mais les débouchés restent décevants : la Bibliothèque royale comme les Archives départementales qui se développent au sein des préfectures résistent à recruter de manière pérenne des experts par trop qualifiés. En 1839, élèves et anciens élèves forment en réaction une Société de l'Ecole des chartes, qui publie une revue, la Bibliothèque de l'Ecole des chartes, pour faire connaître les travaux des éléves, conquérir une légitimité éditoriale et savante, et bientôt des postes.
Après sept années de combat, le corps en formation des anciens élèves obtient du ministre de l'Instruction publique Salvandy un nouveau statut par l'ordonnance du 31 décembre 1846, garantissant un budget pour l'École, et pour les élèves des places d'archivistes et de bibliothécaires, à l'issue d'une scolarité sanctionnée par un travail de recherche original : la thèse de l'Ecole des chartes, dont les critères forment à plus d'un titre le socle futur du doctorat en histoire.
Face à la difficile professionnalisation des « travailleurs historiques » dans les bibliothéques et les Archives, l'Ecole des chartes peut conduire à des carrières administratives. On relève, entre 1821 et les années 1870, une cinquantaine de chartistes travaillant dans l'administration, judiciaire notamment, soit 15 à 20 % des diplômés.
Armées d'une licence de droit, acquise avant ou au cours de leur scolarité, les premières générations d'élèves bénéficient en effet, à partir de 1847, d'un cours permanent d'histoire du droit civil, canonique et féodal, inauguré par Eugène de Roziére. Jusqu'en 1886, il s'agira de la seule formation laîque à l'histoire du droit ecclésiastique. Alors qu'il n'existe aucune formation administrative et politique avant 1870 et la création de l'Ecole libre des sciences politiques, l'Ecole des chartes est donc aussi une pépinière administrative par défaut.
La révolution de 1848 et l'avénement de la IIe République marquent une étape décisive : les élèves revendiquent de faire l'histoire « des progrès de la liberté française » par leurs études et demandent au gouvernement provisoire de devenir une « Ecole de l'histoire de France ». Le ministre de l'Instruction publique Hippolyte Carnot imagine aussi de mettre la formation chartiste au service de l'éphémère École nationale d'administration (1848-1849).
Deux ans plus tard, la question des débouchés est en partie résolue par un décret du ministère de l'Intérieur du 4 février 1850 qui accorde aux archivistes paléographes la priorité, et bientôt le monopole, dans le recrutement des archivistes départementaux au sein des administrations préfectorales, là où, jusqu'alors, prévalait le recrutement local. Ce systéme garantit l'émergence d'une véritable culture professionnelle nationale, socle de la pratique archivistique française transmise jusqu'à nos jours. Concrétement, l'archiviste départemental est souvent le seul à pouvoir lire les documents anciens : il doit d'abord classer les fonds d'archives, selon un cadre systématique et valable pour tout le territoire, et en donner des inventaires et répertoires, en vue de les communiquer au public. Ainsi, en 1848, on recense plus d'un million de chartes, registres, liasses et cartons antérieurs à 1789 qu'il s'agit de décrire ! L'archiviste veille bientôt sur les archives des communes et des hôpitaux, publie des documents inédits, en vue d'alimenter l'histoire locale, et anime les sociétés savantes qui bourgeonnent à travers « la France des petites patries ».
Hors de la tutelle des ministères « régaliens », les Archives nationales deviennent aprés 1871 un service scientifique du ministère de l'Instruction publique. A l'instar de la Bibliothèque nationale, les chartistes y sont désormais accueillis en priorité à partir de 1884, date à laquelle le service des Archives départementales est également rattaché à l'Instruction publique.
Dés 1847 l'Ecole des chartes avait trouvé un asile durable au sein des Archives nationales, qui acquirent en 1862 pour la loger l'hôtel Le Tonnelier de Breteuil, rue des Francs-Bourgeois. Entre 1871 et 1882, la personnalité de Jules Quicherat, un directeur pionnier en matière d'archéologie monumentale, fervent républicain en même temps que l'éditeur incomparable du procès de Jeanne d'Arc, confère à l'École un tournant patrimonial décisif, confirmé par sa participation à la fondation de l'École du Louvre en 1882.
Par l'intermédiaire des sociétés savantes, coordonnées depuis 1861 par le Comité des travaux historiques et scientifiques, le réseau de cadres territoriaux issus de l'Ecole des chartes développe la connaissance du patrimoine local : l'archiviste incarne une notabilité érudite et la polyvalence du savoir, notamment dans les départements ruraux. Ses recherches et publications contribuent à articuler identité nationale et patrimoine régional et trouvent un premier aboutissement dans la loi de 1887 sur la protection des monuments historiques.
Au sein de la Sorbonne
Dans l'administration centrale, le magistère de l'Ecole des chartes s'affirme en parallèle : la Bibliothéque nationale à partir de 1874 (Léopold Delisle) et les Archives nationales en 1888 (Gustave Servois) seront régulièrement dirigées par des chartistes.
De plus en plus attractive, avec un accroissement annuel des diplômés (qui passent de 15 à 20 par an après 1890), l'Ecole emménage au sein de la Sorbonne en 1897, profitant des locaux prévus pour la faculté de théologie et laissés vacants. En étroite collaboration avec l'Ecole pratique des hautes études, créée en 1868, elle développe une méthode critique des sources qui devient proprement « chartiste ». Un de ses chefs de file est l'historien Charles-Victor Langlois, qui a été formé dans ces deux écoles et qui en a livré, dans l'Introduction aux études historiques coécrite avec Charles Seignobos, le texte de référence.
L'affirmation de la scientificité de l'histoire est alors synonyme de formation professionnelle, mais aussi de responsabilité morale. L'audition en tant qu'experts des professeurs Arthur Giry, Paul Meyer et Auguste Molinier lors des procés de l'affaire Dreyfus (cf. p. 16) le confirme, au point de révéler l'Ecole au grand public, même si le camp antidreyfusard est aussi bien représenté derrière Robert de Lasteyrie.
En parallèle, la méthode critique se déploie sur des terrains documentaires plus récents et participe à l'émergence d'une « histoire contemporaine » à part entière dans le cadre de la Société d'histoire moderne et contemporaine ou de la Société d'histoire de la révolution de 1848 : Pierre Caron et Camille Bloch éditent les sources de la Révolution française à partir des années 1900 sous l'impulsion de Jean Jaurès ; Georges Bourgin engage les premières synthéses savantes sur la Commune en 1907 et la IIIe République en 1939.
Largement mobilisé lors de la Première Guerre mondiale, l'établissement est saisi par l'enthousiasme et le sacrifice patriotique : 51 élèves et archivistes paléographes sont tués sur 307 mobilisés (cf. p. 18). Cet important « prix du sang » vaut à l'Ecole des chartes la croix de guerre en 1927 mais marque une rupture dans la transmission des traditions.
L'érudition change de sexe
Après l'admission de la première femme, Geneviève Aclocque, en 1907, dont l'entrée fut saluée par Le Radical comme la preuve que « le public ne peut plus croire à l'infériorité du sexe féminin », la parité hommes-femmes est atteinte dès 1924 pour le concours d'entrée, et en 1932 pour celui de sortie. Cette mixité est alors unique. Cependant, au regard des autres établissements, la féminisation peut paraïtre tardive : les Écoles normales supérieures de jeunes filles existent alors depuis quatre décennies (Fontenay-aux-Roses fut créée en 1880, Sèvres en 1881).
A l'inverse des normaliennes, les jeunes diplômées des Chartes sont en concurrence immédiate avec les hommes. Les débouchés difficiles, les carrières instables voire abandonnées (25 % des effectifs des vingt premières promotions), témoignent de la longue résistance d'un métier (archiviste) qui reste exclusivement masculin ; les diplômées sont donc plutôt orientées vers les bibliothèques ou les organes de recherche (comme l'Institut de recherche et d'histoire des textes créé en 1937). La création du diplôme technique de bibliothécaire en février 1932 est explicitement justifiée comme une manière de résoudre la question de la féminisation de l'Ecole.
Selon l'historien Olivier Dumoulin1, cette résistance initiale doit être interprétée comme le symptôme d'une « crise » de vocation d'une profession mal servie, même si le directeur Maurice Prou concède en 1927 dans la Revue des Deux Mondes que « les fonctions d'archiviste ou de bibliothécaire sont de celles qui, en les mélant moins à la vie extérieure, conviennent le mieux [aux femmes] et même, dans une certaine mesure, sont conciliables avec le rôle de mère de famille et de ménagère ». Il faut dire que les premiéres archivistes paléographes parviennent aux meilleures places, au point de pouvoir prétendre à la Casa de Velazquez ou à l'Ecole française de Rome - comme Jeanne Vieillard, dès 1924. Et le directeur d'admettre : « On ne peut nier que les femmes ne soient aptes aux études scientifiques. »
L'analyse statistique de la position matrimoniale des 198 premières diplômées jusqu'en 1946 est cependant sans appel : 44 % sont demeurées célibataires et 39 % des femmes mariées ont épousé un chartiste. Parmi ces dernières, le taux d'abandon de carrière atteint 50 %. A la fin des années 1930, les femmes archivistes parviennent toutefois à conquérir des places aux archives des Affaires étrangères (11, soit 5 % des diplômées) et aux Archives nationales (23, un peu plus de 10 %). Aprés un net reflux dans l'aprés-guerre, la parité reprend ses droits en 1954, pour atteindre parfois plus des deux tiers (promotion 1961). En 1949-1950 trois femmes prennent pour la première fois la tête de dépôts départementaux (Calvados, Cantal et Haute-Vienne), mais il faut attendre 1978 pour que des femmes assurent la charge d'un enseignement à l'Ecole elle-même. Et ce n'est qu'en 2001, avec Anita Guerreau-Jalabert, qu'une femme dirige l'institution. C'est encore le cas aujourd'hui depuis la nomination de Michelle Bubenicek en 2016. L'érudition chartiste « a changé de sexe, si on peut dire », en pastichant Jules Michelet.
Le combat pour la reconnaissance professionnelle des carrières féminines n'est pas incompatible avec d'autres engagements : on compte pas moins de 7 femmes chartistes (pour 26 hommes) entrées dans la Résistance. A l'issue de la guerre, certaines choisissent la carrière des lettres ou de l'édition, comme Gilette Ziegler (diplômée en 1927), auteure prolifique de romans policiers, Edith Thomas (diplômée en 1931), résistante et historienne des femmes, ou encore Claude Dulong (en 1945). Régine Pernoud (1933) entame quant à elle, en 1947, une vaste oeuvre de vulgarisation historique, plutôt délaissée par les plumes masculines, qui optent pour le roman et la poésie, de Roger Martin du Gard à François Mauriac ou d'André Chamson à Georges Bataille (cf. p. 19). A ces figures de la culture ajoutons Jeanne Laurent (diplômée en 1930), fervente militante du théâtre populaire, directrice des théâtres entre 1946 et 1952.
Si l'onde de Mai 68 a pu révéler un certain conservatisme de la tradition chartiste (cf. p. 21), l'Ecole ne cesse de se moderniser à partir des années 1970, s'ouvrant à l'histoire quantitative, à l'informatique appliquée, mais aussi à l'archéologie de terrain comme à l'histoire culturelle la plus contemporaine, du livre au cinéma. L'attractivité s'accroït à la fin des années 1980, avec des promotions de plus de 30 diplômés. Au même moment la création de l'Institut du patrimoine, en 1990, semble constituer le risque d'une relégation, voire d'une disparition possible, alors que l'Ecole nationale supérieure des sciences de l'information et des bibliothèques de Villeurbanne draine un nombre croissant de chartistes.
Vers les humanités numériques
Dès lors l'avenir est à l'ordre du jour des experts des sciences du passé : lancée par Yves-Marie Bercé, la réforme des études suppose un infléchissement vers les métiers de la conservation, avec bientôt de nouveaux locaux : le déménagement, obtenu en 2006, est accompli à l'automne 2014, sous la direction de Jean-Michel Leniaud, parachevant un mouvement de modernisation initié quinze ans plus tôt ; l'Ecole des chartes est désormais installée rive droite, 65, rue de Richelieu, à proximité immédiate du site historique de la Bibliothèque nationale.
La conquête de l'autonomie immobilière coïncide donc avec le nouvel environnement disciplinaire et institutionnel des universités en France . L'Ecole des chartes s'est dotée dès 2006, avec de nouveaux statuts, de masters (plutôt orientés vers les humanités numériques étendues à l'archivistique) et, sous l'impulsion de Jacques Berlioz, d'un doctorat à part entière depuis 2011, et d'un laboratoire de recherche depuis 2012, le centre Jean-Mabillon, tout en exerçant depuis 2006 la tutelle administrative du Comité des travaux historiques et scientifiques.
Par son arraisonnement à la vaste communauté universitaire « Paris, Sciences et Lettres » en 2018, l'Ecole des chartes, par ailleurs membre fondateur du Campus Condorcet, en traversant la Seine, pour la seconde fois de son histoire, a accompli une mue décisive et transfiguratrice.
L'Antarctique sera français !
Au printemps 1837 le roi Louis-Philippe avait accepté la demande de Dumont d'Urville d'effectuer une troisième expédition dans les mers du Sud. Mais, en échange, il devait cartographier de nouvelles routes pour les baleiniers et tenter de planter au pôle Sud le drapeau français avant les Britanniques et les Américains. Personne, en fait, ne savait ce qui se cachait au-delà du 74e parallèle.
Anxieux, Dumont d'Urville faisait un cauchemar récurrent. Au début, Cook et lui-même savouraient côte à côte devant un grand Parlement la gloire de leurs trois voyages autour du monde. Puis il tenait la barre de l'Astrolabe, dans un passage étroit à travers les glaces qui se terminait en cul-de-sac, criant des ordres rauques à un pont vide, tandis que la glace se reformait sans cesse. Mais, quand l'ordre de départ officiel arriva, les cauchemars cessèrent. A peine eut-il posé le pied sur le pont de l'Astrolabe que toute sensation de panique se dissipa. Deux semaines plus tard, une épidémie de choléra frappait Toulon où était restée sa famille.
Dumont d'Urville fut le premier à atteindre le cercle antarctique au sud de la Patagonie, mais se trouva face à un mur de glace infranchissable et l'expédition fit retraite en mars 1838. Les corvettes jumelles l'Astrolabe et la Zélée mirent cap au nord, longeant les vastes glaciers de la cordillère chilienne. A Valparaiso, un bateau courrier les attendait. Dumont d'Urville distribua une centaine de lettres avant de reconnaître, au fond du sac, l'écriture de sa femme Adèle : « D'Urville, mon ami, pourquoi n'es-tu pas auprès de moi, seule, isolée, sans secours contre mon désespoir [...] Oh, mon Émile [leur fils]. Au milieu de la rue le choléra l'a frappé. Son visage convulsé, il a été pris de diarrhées, vomissements, tout est allé dans la tête. Il a poussé des cris qui fendaient le coeur. [...] Quand tu recevras cette lettre tu auras fini le travail aux glaces, tu pourras revenir, n'est-ce pas ? C'est le seul désir que je puisse former. Gloire, honneur, richesses, je vous maudis, vous m'avez trop coûté. » Retranché dans sa cabine, Dumont d'Urville répondit à Adèle, exprimant son chagrin. Mais sa mission devait continuer. A elle de veiller sur Jules, leur dernier et brillant enfant de 12 ans, et d'être forte sans lui.
Deux ans plus tard, en janvier 1840, Dumont d'Urville passait le front polaire1 au sud de Hobart, en Tasmanie, espérant trouver une route praticable vers le pôle. Les corvettes se retrouvèrent cernées d'icebergs gigantesques. Ne pouvant croire que pareils monstres fussent produits par la mer, il se figura donc qu'il devait y avoir une terre plus loin. Le froid de l'air mordait mais la mer était aussi paisible qu'un lac. Il y avait une profusion de phoques et baleines. Un tir heureux tua un manchot sur la banquise. Dans son estomac les marins trouvèrent des petits cailloux avalés pendant qu'il construisait son nid. Un frisson d'excitation parcourut l'équipage : c'était le premier pas vers une grande découverte, pas le pôle Sud, mais une vaste terre qui s'étendait entre le pôle et eux : Terra australis.
Une terre infinie
Ils naviguaient dans l'aurore permanente et la nuit illuminée de l'été polaire. A 23 heures, le soleil s'enfonça doucement dans la mer, glissant un rai de lumière sur la ligne d'horizon. De ce clair-obscur émergèrent des contours qui attirèrent l'oeil des marins. A 2 heures du matin, le soleil réapparut et l'arête d'une terre se fit jour. L'Antarctique - la fabuleuse Terra australis incognita - dévoila ses falaises de glace plongeant abruptement dans la mer profonde. Derrière, des plaines de glace étincelante s'incurvaient vers un arrière-pays montagneux - une terre infinie. Les officiers et l'équipage de l'Astrolabe laissèrent éclater leur joie et leur triomphe.
A ce moment précis, le vent tomba et ils durent embarquer dans des canots plus petits. Les falaises n'offraient pas de plages propices mais ils trouvèrent un archipel non loin de la côte. Même ainsi, débarquer fut compliqué. Un homme tomba dans la mer glacée et mourut peu après de pneumonie. L'équipage transportaie des pics et des boîtes pour faire de précieuses carottes, mais la roche du soubassement était du granit et on ne put rien en tirer. Les doigts mordus par les engelures, flageolant sur leurs jambes trop habituées à la mer, les hommes grimpèrent jusqu'au sommet de l'île. Là, des fragments de roche éclatée par le gel de la taille d'un poing fournissaient la preuve de l'existence d'une terre sous la glace demandée par le commandant.
Planter un drapeau n'était pas une tradition française, mais les Britanniques l'avaient mise au goût du jour : ils amenèrent donc le drapeau tricolore, ancrèrent la hampe dans un amas de guano de manchots et crièrent « Vive le roi ! ». Quelqu'un avait mis de côté une bouteille de champagne, ils la burent, les doigts gourds et les lèvres bleuies. Ce premier débarquement français fit peu pour la science, cependant. La seule trace de vie sur l'île, c'était les manchots. Pas un coquillage, pas un brin d'herbe, pas le moindre lichen sur ce misérable rocher. Ils ne l'avaient déclaré colonie française que pour la forme. Dumont d'Urville avait préservé sa renommée si chèrement acquise. Mais son sentiment dominant était tout autre et, à la surprise de ses officiers, il annonça que la terre découverte s'appellerait « Adélie », du diminutif affectueux qu'il donnait à sa femme, et sa multitude d'habitants, les « manchots Adélie ».
Ses exploits restent gravés dans la mémoire grâce à la station française de recherche « Dumont-d'Urville », près de la côte Adélie. Là-bas, l'étude, vitale, des glaciers de l'Antarctique qu'il a initiée continue, alors même que ces glaciers menacent de sombrer.