L'histoire

Titre : | L'histoire |
Type de document : | Périodique : texte imprimé |
Editeur : | Paris : Sophia publications, 1978- |
Autre Editeur : | Paris : Société d'éditions scientifiques |
ISBN/ISSN/EAN : | 0182-2411 |
Langues: | Français |
Index. décimale : | REVUES (Collections) |
Catégories : |
[ICR] Histoire > Périodiques |
Numérotation : | N°1 (1978) - |
Périodicité : | mensuel |
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New York, 25 mars 1911. L'usine de Triangle Shirtwaist s'enflamme
A New York, en 1911, la Triangle Shirtwaist Factory est la plus grande usine de chemises et chemisiers de la ville. Elle emploie environ 500 travailleurs - essentiellement des femmes - dans l'Asch Building (actuellement nommé « Brown Building »), situé à Greenwich Village. Le samedi 25 mars, en fin d'après-midi, alors que les ouvriers sont assis derrière leur machine à coudre, le bâtiment s'enflamme. L'incendie se déclare au huitième étage et se propage par les cages d'escalier en bois aux deux niveaux supérieurs, où sont installés les ateliers. Au bout de dix-sept minutes, 146 personnes, pour la plupart des jeunes femmes immigrées juives et italiennes, périssent.
Il s'agit alors de l'une des plus grandes catastrophes industrielles de l'histoire des États-Unis ; elle survient quelques mois après l'incendie de l'atelier de confection situé à Newark (New Jersey), qui fit 27 victimes en novembre 1910, et deux ans après la catastrophe minière de Spring Valley (Illinois), qui provoqua la mort de 259 mineurs.
L'enquête menée identifie la cause du sinistre : un mégot de cigarette est entré en contact avec du tissu et des débris. Mais elle pointe également les raisons qui ont engendré une telle catastrophe et un bilan aussi lourd. Le bâtiment de l'usine du Triangle présentait plusieurs défauts majeurs. D'abord, il n'y avait qu'une seule issue de secours, alors que deux, au moins, auraient été nécessaires compte tenu du nombre de personnes présentes. Ensuite, les portes menant vers la sortie s'ouvraient vers l'intérieur plutôt que vers l'extérieur. L'enquête révèle d'autres facteurs aggravants. Les seaux dévolus à éteindre les débuts d'incendie n'étaient pas tous remplis d'eau. Surtout, alors que l'escalier conduisant vers Greene Street est bloqué par les flammes, celui vers Washington Square s'avère fermé à clé. Les propriétaires avaient en effet pris l'habitude de verrouiller certaines portes pour éviter les vols de la part des ouvriers. Une décision qui piège ceux qui se trouvent à l'intérieur.
La vétusté des locaux, couplée à la surpopulation du bâtiment et à la fermeture de certaines voies vers la sortie, entraîne une véritable tragédie. Lorsque les ouvriers courent le long de l'escalier de secours, celui-ci commence par se déformer sous leur poids avant de s'effondrer. Beaucoup tentent alors de s'échapper par l'ascenseur, qui ne peut accueillir que dix personnes à la fois. Rapidement, l'ensemble des accès est bloqué par les flammes. Les victimes meurent asphyxiées, brûlées vives ou, désespérées, en sautant par les fenêtres des étages supérieurs ou par la cage d'ascenseur ouverte. A l'extérieur, les pompiers peinent à lutter contre le feu. En effet, l'échelle est trop courte et la pression de l'eau n'est pas assez forte pour atteindre les trois étages supérieurs, où sévit le feu. Cette inefficacité révèle de nombreuses failles dans le service d'incendie de la ville. Avec un matériel mieux adapté, de nombreuses victimes auraient pu être sauvées. Quelques années plus tard, le service d'incendie s'équipe d'une pompe à eau plus puissante et ajoute une échelle supplémentaire par précaution.
La gravité des destructions causées par l'incendie de Triangle aurait pu être atténuée si la compagnie avait pris les dispositions nécessaires. Malgré les lacunes en matière de sécurité incendie et le récent avertissement du New York Board of Sanitary Control, peu de mesures avaient été prises pour corriger l'installation défectueuse. L'économie industrielle de New York était en plein essor au début des années 1900 et la concurrence entre les usines était féroce. Il en résultait, de la part des propriétaires de Triangle, des économies de bouts de chandelle et des violations des codes de construction afin de réaliser des profits.
Le temps de travail est alors de 60 heures par semaine pour gagner 7 à 12 dollars - soit 172 à 295 dollars aujourd'hui. Les ouvriers paient l'électricité consommée et leurs aiguilles. Lorsque 20 000 ouvriers participent à la grève de 1909, les patrons de l'usine Triangle engagent des voyous et des prostituées pour attaquer les piquets de grève. Et refusent toute discussion avec le syndicat International Ladies' Garment Workers Union (ILGWU), le syndicat qui représente les ouvriers de l'industrie textile de New York, qui a pourtant conclu des accords avec les autres ateliers de confection.
De l'indignation à l'action
La catastrophe et la responsabilité des propriétaires sont immédiatement relayées par la presse. L'opinion publique, elle, manifeste son indignation et réclame des réformes. Sous l'impulsion de l'ILGWU, près de 400 000 personnes se rassemblent lors des funérailles collectives des victimes, le 5 avril 1911, à New York. Les récits de la marche funèbre décrivent l'absence de musique - voire de tout son. Les marcheurs souhaitent que le silence de leur protestation soit entendu.
Trois jours plus tôt, le 2 avril, la National Women's Trade Union League (NWTUL) avait également réagi. Fondée en 1903, cette organisation est devenue la championne de la législation visant à protéger les travailleuses. Composée principalement de femmes des classes moyennes et supérieures, elle cherche à s'allier avec celles de la classe ouvrière pour réfléchir ensemble à la promotion d'une organisation du travail. A l'époque, les dirigeants syndicaux, comme Samuel Gompers de l'American Federation of Labor, se méfient des alliances avec la classe moyenne. Ils pensent que la solution aux problèmes des travailleurs réside uniquement dans l'organisation syndicale. Pourtant, des femmes dirigeantes, comme Rose Schneiderman et Pauline Newman, toutes les deux socialistes, féministes et syndicalistes, plaident à la fois pour la syndicalisation et pour des réformes législatives. Elles oeuvrent sans relâche avec la NWTUL pour faire pression en faveur de réformes.
Après l'incendie de Triangle, la NWTUL envoie un questionnaire sur les conditions de travail dans les usines par le biais des journaux locaux, et recueille des centaines de réponses. Ainsi, elle documente les conditions extrêmement dangereuses dans lesquelles beaucoup sont forcés de travailler. Forte de ces preuves, la NWTUL fait appel à ses relations et est le fer de lance de la formation du Comité des citoyens pour la sécurité publique, composé de 25 citoyens éminents. Une réunion organisée au Metropolitan Opera House - à laquelle assistent des milliers de citoyens, des personnalités publiques, des réformistes, des membres du clergé, des syndicalistes et des politiciens - approuve une résolution exhortant l'État de New York à former un bureau de prévention des incendies et à nommer un comité permanent de citoyens pour obtenir une nouvelle législation de protection du travail. En outre, le commissaire de la ville de New York commence à inspecter les usines.
La justice se saisit aussi de l'affaire de l'incendie. Le 11 avril, les propriétaires de Triangle Max Blanck et Isaac Harris sont traduits en justice pour homicide involontaire. Le procès se déroule du 4 au 27 décembre 1911. Ils sont déclarés non coupables, mais doivent s'acquitter d'une amende correspondant à 75 dollars pour chaque vie perdue. Ironiquement, la tragédie leur profite car leur police d'assurance les dédommage à hauteur de 400 dollars par victime ! Deux ans plus tard, alors qu'ils verrouillent toujours les portes de sortie de leurs ateliers, ils sont condamnés à une amende de 25 dollars pour plusieurs violations du Code de sécurité.
3 000 pages de témoignages
Le gouverneur de l'État de New York John Alden Dix, convaincu du bien-fondé des revendications syndicales sur la sécurité, suggère de consulter Alfred Smith, membre de l'Assemblée législative de New York, et Robert Ferdinand Wagner, leader de la majorité au Sénat. Grâce à la proposition des deux politiciens démocrates, une résolution est adoptée le 30 juin 1911 qui crée la Commission d'investigation des usines.
Celle-ci accorde une attention particulière au problème des risques d'incendie. L'ancien chef des pompiers de New York Edward Croker, critique passionné de la mauvaise réglementation existante, témoigne avec beaucoup d'autres personnes des conditions déplorables qui règnent dans les usines, des insuffisances des livres de codes et de l'ensemble confus des mandats des agences et des départements de la ville qui se chevauchent. En réponse, la Commission recommande, elle aussi, la création d'un bureau de prévention des incendies chargé de vérifier si des mesures de sécurité appropriées sont en place, telles que des détecteurs de fumée en état de marche, des matériaux et des cages d'escalier ignifuges, des gicleurs automatiques et des exercices d'incendie.
Le gouvernement municipal finit par agir en ce sens. En octobre 1911 le conseil des échevins de la ville de New York adopte une loi créant le Bureau de prévention des incendies afin de mettre fin à la confusion concernant les responsabilités des différents services et agences de la ville en matière d'inspections, de création de codes et de leur mise en application. Au cours des années suivantes, le nouveau conseil apporte notamment des modifications au Code municipal de la construction, qui offre une certaine protection en exigeant des dispositifs de sécurité tels que des matériaux et des cages d'escalier ignifuges, des alarmes incendie, des extincteurs et des tuyaux. L'interdiction de fumer dans les usines est même adoptée en 1916.
Profitant de la sympathie des démocrates, d'une opinion publique exigeant une action et d'un climat économique favorable, les réformateurs étudient bien plus que la sécurité incendie dans les ateliers de confection de la ville de New York. Leur enquête s'étend à l'ensemble de l'État, à un vaste éventail de métiers et à un certain nombre de problèmes. Notamment les bas salaires, les longues heures de travail, le travail des enfants et les conditions insalubres. Au cours de la première année de ses travaux, la Commission envoie des enquêteurs sur les lieux de travail et tient des audiences publiques dans tout l'État : 222 témoins sont entendus, dont des ouvriers, des fonctionnaires, des dirigeants syndicaux et des leaders civiques. Au total : 3 000 pages de témoignages !
Quinze projets de lois sont alors rédigés au niveau de l'État de New York dont sept sont rejetés en 1912 par les républicains. Ils sont adoptés les années suivantes. Ces projets de lois couvrent un large éventail de conditions et de dangers industriels affectant les travailleurs, notamment l'hygiène, le travail des femmes ayant accouché, les périodes de repos, le travail des enfants et les blessures subies au travail.
La deuxième année d'enquête, la Commission propose 28 projets de lois dont 25 sont adoptés. Ils imposent des exigences plus strictes pour les bâtiments neufs ou anciens, et prescrivent que les portes des usines restent déverrouillées pendant les heures de fonctionnement. La nouvelle législation augmente le financement du département du Travail de l'État de New York. Elle lui attribue de larges pouvoirs et prévoit la création d'une commission industrielle chargée de promulguer le Code industriel, un ensemble de règles et de règlements ayant force de loi. L'année suivante, la Commission consolide son travail sur la réglementation des conditions de travail, notamment pour les femmes et les enfants.
L'impulsion législative réussie qui a suivi l'incendie de Triangle doit être comprise dans le contexte du mouvement réformiste de l'ère progressiste. Au début du siècle, face à un développement capitaliste non réglementé et à la multiplication des grèves ouvrières, les classes moyennes s'inquiètent de l'absence d'un filet de sécurité sociale, des bas salaires, des longues heures de travail, des conditions insalubres dans les usines et de la promiscuité dans les quartiers urbains d'immigrants. Pour elles, cette situation nourrit les grèves militantes, les politiques radicales de la classe ouvrière, la mauvaise santé publique, les faibles niveaux d'éducation et la corruption dans la politique et le gouvernement. Le mouvement progressiste souhaite corriger ce qu'il considère comme des maux sociaux endémiques et réformer la société.
Mais, en 1915, la récession et le changement d'orientation politique qui s'ensuit rendent problématique le maintien des crédits alloués à la Commission. Après quatre ans de travail, elle met fin à ses enquêtes. Ses lois servent cependant de modèle à d'autres États. Vingt ans plus tard, le New Deal adopte une législation similaire au niveau fédéral, avec l'aide des responsables de la révision du Code du travail de New York après l'incendie de Triangle.
Genève, saison 8. Et toi, tu manges quoi ?
Marie-Pierre Rey, pour la conférence d'ouverture (à Genève) de cette 8e édition, a choisi d'évoquer « Antonin Carême ou l'invention de la gastronomie moderne », Georges Vigarello se penche sur « La condition du gros », Sylvain Venayre raconte « L'épicerie du monde » ou comment l'alimentation s'est mondialisée depuis le XVIIIe siècle.
« Lors de la pandémie de Covid-19, l'alimentation est apparue comme une question centrale, explique Korine Amacher, professeure d'histoire de la Russie et codirectrice du Festival.
A Genève, par exemple, il y a eu un engagement associatif important qui a permis la distribution de nourriture à une population très précarisée. Par ailleurs, manger est une fonction vitale et universelle. Le thème permet d'aborder aussi bien la production, la distribution que les traditions culturelles et les interdits religieux. Le champ est vaste. »
L'archéologie, l'histoire du genre, l'art, le cinéma, sont convoqués. On échangera, des habitudes alimentaires familiales aux grandes famines soviétiques évoquées par Nicolas Werth. Le festival se déploie à Genève et à Lausanne, et investit, pour la première fois, les terres neuchâteloises. Bon appétit !
La vidéo des Insoumuses
Sois belle et tais-toi !, tourné en 1975 et 1976 entre Paris et Malibu par Delphine Seyrig, est sans doute le plus précieux témoignage d'un double mouvement qui, précisément grâce à ce film, trouve une féconde intersection. D'un côté, un engagement féministe qui s'affirme, dont Delphine Seyrig, célèbre actrice ayant tourné avec Resnais, Truffaut, Buñuel ou Demy, est une figure majeure. Elle est l'une des 343 « salopes » du manifeste d'avril 1971, femmes reconnaissant publiquement avoir avorté. Militante du Mlac, elle a prêté son appartement pour pratiquer, pour la première fois en France, un avortement selon la méthode de Karman. Elle est de tous les combats damant le pion au machisme ambiant, par exemple le 13 octobre 1972, quand elle témoigne en tant qu'invitée surprise dans une émission télévisée sur les femmes composée... d'hommes à deux exceptions près. D'un autre côté, Sois belle et tais-toi ! révèle un nouvel instrument de la lutte des femmes : la vidéo. A l'aide d'une petite caméra, maniable, pratique, ouvrant au reportage, l'actrice devient « vidéaste ». Elle a été initiée par Carole Roussopoulos, la pionnière en France de cette technique qu'elle a su métamorphoser en arme esthétique, en agit-prop inventive.
Cette forme se met dès lors au service du combat féministe. Seyrig et Roussopoulos réalisent d'abord SCUM Manifesto en 1976, d'après le pamphlet de l'Américaine Valerie Solanas, « fruit d'une rage accumulée depuis des siècles contre le patriarcat ». Puis, avec Ioana Wieder et Nadja Ringart, elles créent le groupe des Insoumuses, avant de fonder en 1982 le Centre audiovisuel Simone-de-Beauvoir.
Une parole enfin libérée
Les Insoumuses s'amusent avec la vidéo et sortent les griffes. Dans Sois belle et tais-toi ! Seyrig s'entretient avec 23 actrices françaises, québécoises et états-uniennes* sur leurs expériences professionnelles en tant que femmes, leurs rôles, leurs rapports avec les metteurs en scène. « Auriez-vous choisi ce métier si vous aviez été un homme ? » ; « Quels sont les rôles dévolus aux femmes ? » ; « Quelles images ces rôles renvoient-ils des femmes ? » ; « Quels rôles des actrices de 50 ans peuvent-elles espérer jouer ? » ; « Avez-vous des amies actrices ? » ; « Avez-vous un jour été attirée par la réalisation ? » ; « Avez-vous déjà joué des scènes chaleureuses avec d'autres femmes, et des scènes agressives ? »
Le bilan est franchement négatif sur une profession qui ne permet que des rôles stéréotypés et aliénants : la mosaïque de toutes ces réponses proposées par un montage efficace et fluide - mais également, et tour à tour, caustique, accusateur, ironique, drôle, édifiant... - dessine le sexisme ordinaire de l'industrie cinématographique. Dès le début du film, avec sa voix si particulière et reconnaissable, l'« apparition » Seyrig répète l'injonction qui donne son titre à l'oeuvre, allusion au film étalon du stéréotype de la jeune première du cinéma classique français : Sois belle et tais-toi ! réalisé par Marc Allégret en 1957, mettant en scène une romance entre une jeune délinquante fascinée par un inspecteur de police sur fond de soumission, de tentation et de « célébration machiste » de la beauté de « la » Femme.
Jugées en permanence sur leur physique, confrontées à des partenaires masculins nettement plus âgés qu'elles, maintenues dans des rôles indigents, ces femmes dessinent un panorama glaçant d'un métier hyperviril où tous les maillons de la chaîne, du scénario à la réalisation, de la production à la critique, sont alors tenus par des hommes. Outre la médiocrité de la plupart des rôles féminins - ingénue, prostituée, vamp, dépressive, mère corvéable à merci ou coupable, voire domestique lorsque la comédienne est cantonnée dans l'emploi de soubrette, et plus encore lorsqu'elle est noire -, ces mots de femmes soulignent a contrario l'absence de simple solidarité féminine proposée par le cinéma dominant, ce qui fait contraste avec la circulation d'une parole enfin libérée par l'horizontalité sororale du dispositif vidéo mis en place par Delphine Seyrig avec ses 23 complices.
La comédie humaine de Mario Vargas Llosa
Né en 1936 à Arequipa, au Pérou, Mario Vargas Llosa est, sans conteste, l'un des écrivains latino-américains les plus reconnus, bien sûr dans le monde hispanophone, mais bien au-delà. Tous ses romans, comme bon nombre de pièces de théâtre et d'essais, ont non seulement été traduits dans toutes les langues européennes, mais aussi en arabe, en chinois, en coréen, en hébreu, en hindi, en japonais, en malais, en persan et en turc. Ses premiers livres, tous publiés en Espagne - La Ville et les chiens (1963), La Maison verte (1965), Conversation à La Catedral (1969) -, ont été emblématiques du « boom » de la littérature latino-américaine, tout comme ceux de Carlos Fuentes et de Gabriel García Márquez.
Si Mario Vargas Llosa fut suspect aux yeux de la censure franquiste et plus encore des militaires péruviens, il fut immédiatement salué par la critique comme un écrivain majeur. Depuis, cet engouement n'a presque jamais faibli. Ses essais sur Arguedas, García Márquez et Onetti, Flaubert et Hugo, ont été tout aussi célébrés.
Ses romans sont construits dans un interminable dialogue, bien sûr avec ses contemporains latino-américains, au premier chef Carlos Fuentes et Gabriel García Márquez, mais aussi avec Flaubert, Hugo et Faulkner. Par-delà leurs différences, ses récits participent d'un même projet littéraire. Pour reprendre les termes qu'il utilisa, en 1967, pour faire l'éloge de García Márquez, lors de la parution de Cent ans de solitude, il s'agit de « rivaliser avec la réalité d'égal à égal », d'« incorporer au roman tout ce qui existe dans la conduite, la mémoire, l'imagination ou les cauchemars des hommes, faire du récit un objet verbal qui reflète le monde tel qu'il est : multiple et océanique »1. Mario Vargas Llosa a su créer des situations et des personnages qui donnent à voir ce qu'il nomme « le grand théâtre du monde »2.
Au temps de la dictature d'Odría
Depuis presque soixante ans, Mario Vargas Llosa écrit ainsi une « comédie humaine », où il construit et perfectionne un art du roman organisé en diptyque fondé sur l'invention d'une histoire, à partir d'épisodes autobiographiques ou de moments de la grande histoire, et la construction d'une intrigue et de personnages, plus ou moins complexes. On retrouve ce diptyque dans tous ses romans et, ce faisant, un même art de varier les formes du récit.
Ses trois premiers romans ont pour toile de fond le Pérou, de la dictature de Manuel Odría (1948-1956) aux années 1960. Prenant la tête d'un coup d'État militaire pour réduire à néant l'influence du grand parti réformiste que fut l'Alliance populaire révolutionnaire américaine (Apra), ce général instaura une dictature paradoxale, dont le slogan fut « Hechos y no palabras » (« Des faits et pas des mots »). Il persécuta durablement les membres de l'Apra et les communistes, mais aussi les militaires s'opposant à ses desseins, sa loi de sécurité intérieure non seulement mit systématiquement à mal les précaires règles démocratiques jusque-là en vigueur dans le pays, mais permit des arrestations massives.
Contrairement à ce que croyaient les élites, qui soutinrent son coup d'État, il ne fut pas leur homme de paille. S'inspirant des mesures prises par Juan Domingo Perón en Argentine dans les années 1940 et 1950, il se lança dans un vaste programme de travaux publics et de réformes : octroi du droit de vote aux femmes, création d'un système de sécurité sociale, développement de l'éducation, création d'un ministère du Travail et des Affaires indigènes. Son populisme autoritaire lui valut le soutien durable des secteurs populaires, tout particulièrement des habitants de bidonvilles (les barriadas) de la périphérie de Lima, malgré la corruption grandissante de son entourage.
Dernier paradoxe dans sa manière d'exercer le pouvoir : après avoir écrasé une vague de contestation militaire et civile en 1955, il organisa en 1956 des élections libres, auxquelles il ne fut pas candidat et qui furent remportées par l'opposition.
Durant ces années de dictature, Mario Vargas Llosa était étudiant en lettres et en droit à l'université San Marcos de Lima, proche du Parti communiste. Son oeuvre rend compte du poids, au Pérou, de l'armée, qui se pense comme l'ultime garante de la stabilité de la nation.
Les cadets et les officiers de La Ville et les chiens font sentir au plus près ce qu'est une institution totale, le collège militaire Leoncio Prado. Mario Vargas Llosa réinvente sa propre expérience de cadet dans ce collège où son père l'avait expédié pour le rendre « plus viril ». Le collège est une institution double. Il est, au premier chef, le lieu où s'opère une socialisation autoritaire qui marque les individus dans leurs habitus les plus intimes. Les cadets doivent incorporer un sentiment de loyauté aveugle aux hommes qui incarnent la patrie. Mais le collège est aussi le lieu d'un brassage social, impossible ailleurs, et d'une possible promotion sociale de cadets venus des classes populaires.
Ce dressage a des conséquences sur les individus dont témoignent les personnages du roman : certains en sortent féroces et disciplinés (le Jaguar), d'autres brisés (l'Esclave), d'autres enfin, comme le lieutenant Gamboa, accomplissent, en s'accommodant des règles de l'institution, la mission qui leur est assignée. La peinture que livre le romancier a suscité la colère des militaires. On dit qu'en 1963 ils firent un autodafé de quelques centaines d'exemplaires de La Ville et les chiens dans la cour du collège Leoncio Prado.
Autre forme de dictature latino-américaine, celle de Trujillo (1930-1961) en République dominicaine, que Mario Vargas Llosa met en scène dans La Fête au bouc (2000), au moment de l'assassinat du tyran en 1961. Mario Vargas Llosa y donne à voir, dans une crudité tranquille, les appétits et l'absence de scrupule de Trujillo, notamment sa sexualité perverse.
Le monstrueux Trujillo
Voyou notoire dans sa jeunesse, Trujillo intégra la Garde nationale pour échapper à la prison et devint ensuite officier des toutes jeunes Forces armées dominicaines créées par les États-Unis. On lui attribue les mots suivants : « Voy a entrar en el ejército y no me detendré hasta ser su jefe » (« Je vais entrer dans l'armée et je ne m'arrêterai pas avant d'en devenir le chef »). Gouvernant, soit directement (1930-1938 et 1942-1952), soit indirectement via des présidents à sa main, Trujillo fit montre d'une incroyable cruauté à l'encontre de ses opposants, qu'il fit torturer et assassiner par centaines, tout comme de migrants haïtiens, qu'il fit tuer par milliers en 1937. La brutalité de cette tuerie de masse fut telle qu'elle entraîna des protestations de la part des États-Unis, qui n'avaient jusque-là rien trouvé à redire à la politique de leur protégé anticommuniste.
Trujillo se fit aussi une spécialité des coups de force à l'encontre de présidents latino-américains qu'il jugeait trop à gauche : des complots infructueux contre Juan José Arévalo au Guatemala, une aide au renversement de son successeur Jacobo Árbenz Guzmán en 1954 et enfin un attentat manqué contre Rómulo Betancourt au Venezuela en 1960. Cet attentat manqué lui valut cette fois-ci la fin définitive de la bienveillance des États-Unis, qui décidèrent dès lors d'appuyer son assassinat.
Trujillo se rendit aussi célèbre par sa rapacité. Il multiplia, sous la menace, les achats à vil prix de propriétés rurales et d'entreprises commerciales lucratives. Il devint ainsi, dans les années 1960, une des premières fortunes mondiales. Il eut aussi un goût démesuré et grotesque pour le culte de la personnalité. Non content de se faire appeler « el Jefe » (« le Chef ») ou « el Benefactor » (« le Bienfaiteur »), il se fit nommer « Généralissime ». Il fit édifier des statues de lui, fabriquées en série, dans de multiples lieux du pays, donna son nom à d'innombrables rues et édifices publics. Son goût immodéré pour les décorations et les médailles (il en obtint plus de 200) lui valut le surnom de « Chapitas » (« Plaquettes »). Il intrigua même - en vain - pour obtenir le prix Nobel de la paix !
Tout l'art de Vargas Llosa consiste, ici encore, à peindre non pas le tyran comme l'ont fait d'autres romanciers latino-américains (on pense notamment à L'Automne du patriarche de García Márquez, 1975)3, mais l'atmosphère de terreur et de défiance qu'il instaure.
Il met aussi fort bien en scène les subalternes et les proches des dictateurs : Don Fermín, un féal d'Odría, mis sur la touche dans Conversation à La Catedral ; Cabral ou Johnny Abbes, respectivement dignitaire et homme de main de Trujillo dans La Fête au bouc. Ces personnages font entrevoir l'avilissement auquel conduisent les sentiments de peur, d'insécurité et de méfiance de tous contre tous, que produisent les régimes dictatoriaux. Zavalita, le fils de Don Fermín, ou Marta Borrero Parra dans son dernier roman, Temps sauvages (2019), une ancienne Miss Guatemala, sont prêts à tous les arrangements pour survivre.
Avec Temps sauvages, on retrouve Trujillo et Johnny Abbes puisque Mario Vargas Llosa narre, dans une remarquable intrigue policière, les complots ourdis en 1954 par la United Fruit Company (surnommée « el Pulpo », « la Pieuvre »), la CIA, Somoza (le dictateur nicaraguayen) et donc Trujillo contre Árbenz Guzmán, le président progressiste du Guatemala. Il peint un pays où Árbenz et Arevalo, son prédécesseur élu au lendemain de la révolution d'octobre 1944, ont lancé un ambitieux programme de réformes agraires et fiscales, créé un système de sécurité sociale, une législation du travail et libéralisé le système politique. Ces réformes étaient inacceptables pour les vieilles élites guatémaltèques et centraméricaines, qui multiplièrent les tentatives de coups de force pour revenir au statu quo ante.
Si le tableau politique est sinistre, on ne boude pas son plaisir à la lecture des portraits du putschiste choisi par la CIA Castillo Armas - qui sera président de 1954 à 1957 -, d'Árbenz et de son attachant secrétaire communiste, Fortuny, comme de ceux des hommes de la Pieuvre ou de l'ambassadeur des États-Unis Peufiroy, un habitué des coups tordus, qui s'est fait la main dans la Grèce des colonels. Des personnages réels.
Face aux guérillas
Dans Histoire de Mayta (1984), Mario Vargas Llosa suit Mayta, un militant trotskiste péruvien qui rallie en 1958 le Mouvement de la gauche révolutionnaire, guérilla naissante dont les membres seront tués ou arrêtés quelques heures après leur première opération armée. Ici encore, Mario Vargas Llosa réinvente son histoire : il fut « compagnon de route » de la révolution cubaine - il y voyait la possibilité d'un « socialisme libertaire » ; et, alors qu'il était juré au prix du roman de la Casa de las Américas à La Havane en 1965, il manifesta son soutien à la guérilla péruvienne.
Ce roman met aussi en scène un écrivain qui enquête sur cette guérilla à la manière dont Mario Vargas Llosa lui-même essaya de faire la lumière sur la tuerie d'Uchuraccay, un massacre de journalistes en 1983 : une commission, que présida Mario Vargas Llosa en 1984, découvrit que la tuerie avait été perpétrée par des paysans qui avaient pris les journalistes pour des guérilleros du Sentier lumineux ; ceux-ci voulaient leur imposer de nouvelles formes d'organisation sociale et les empêchaient notamment de vendre leurs productions agricoles. Très critique envers la guérilla maoïste du Sentier lumineux, qui entretient une guerre sans merci tout au long des années 1980 au Pérou, Mario Vargas Llosa décrit dans le même temps un contexte de pauvreté, d'injustice sociale, qui peut expliquer comment des jeunes gens radicalisés sont poussés à prendre les armes. Il peint de façon féroce les travers de la gauche péruvienne aussi bien que ceux de ses adversaires.
Dans La Guerre de la fin du monde (1981), le romancier décale son regard dans le temps et l'espace. Cette fois, il est question du Brésil après l'abolition de l'esclavage en 1888 et la proclamation de la république l'année suivante. Les personnages du roman, les militai res et les élites politiques, les canudos, ces rebelles millénaristes qui combattaient la république comme « diabolique », incarnent une palette des multiples façons d'agir et de penser.
En 2010, nouveau pas de côté avec Le Rêve du Celte, qui peint les méfaits du colonialisme au Congo, en Amazonie péruvienne et en Irlande à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Il y campe l'un de ses personnages les plus attachants, car sans doute le plus complexe, Roger Casement (1864-1916), un Irlandais né dans la banlieue de Dublin devenu membre du service diplomatique britannique. Dénonciateur des atrocités du colonialisme au Congo belge et en Amazonie, le consul britannique fut une manière de Las Casas moderne, qui traça un parallèle entre la nécessaire révolte des Indiens contre l'État et les marchands de caoutchouc et celle des Irlandais contre la Couronne britannique.
Partie prenante de la révolte irlandaise de 1916, en contact avec l'Allemagne pour qu'elle fournisse des armes aux indépendantistes, il fut fait prisonnier par les Britanniques, qui le condamnèrent à mort et l'exécutèrent. Il fut pourtant longtemps une figure ambiguë pour l'Irlande catholique car cet anticolonialiste convaincu était aussi un homosexuel, dont les journaux intimes furent amplement utilisés par la propagande britannique comme arme diffamatoire.
Souvent tragiques, les romans de Mario Vargas Llosa s'inscrivent parfois dans un registre burlesque, qui donne aussi à voir la société péruvienne : dans Pantaleón et les visiteuses (1973), un officier, génie de la bureaucratie, réorganise un bordel militaire itinérant en Amazonie péruvienne dans les années 1950 ; La Tante Julia et le scribouillard (1977) met aux prises d'une part le couple formé par un jeune écrivain et sa femme, d'autre part un feuilletoniste radio de génie, emblématique du goût et du savoir-faire des Latino-Américains en matière de mélodrames - et bientôt des telenovelas ; Aux Cinq Rues, Lima (2016) sacrifie au style libertin pour peindre la corruption sous la présidence d'Alberto Fujimori (1990-2000).
Castriste puis libéral
Mario Vargas Llosa s'est fait reconnaître par son oeuvre de fiction, qui lui a valu le Prix Nobel de littérature pour « sa cartographie des structures du pouvoir et ses images aiguisées de la résistance de l'individu, de sa révolte et de son échec ». Il est aussi un grand critique littéraire. Mais il s'est également voulu, tout au long de sa vie, selon la formule sartrienne, un écrivain « engagé ». Ses chroniques politiques lui ont conféré un indéniable magistère moral. Les premières datent des années 1960. Publiées d'abord par des journaux latino-américains (Expreso et Caretas à Lima, Marcha en Uruguay) et français (Le Monde, Les Lettres françaises), puis regroupées dans Contre vents et marées en 1989 en français chez Gallimard, elles ne furent d'abord lues que par un petit nombre.
Dans les années 1980, lorsque Mario Vargas Llosa commence à publier ses articles aussi dans la presse espagnole (La Vanguardia et El País), et nord-américaine (The New York Times Magazine), son audience s'accroît notablement. A partir de 1991, Piedra de toque (« Pierre de touche »), sa chronique publiée toutes les quinzaines dans le quotidien madrilène El Pais, et reprise dans les grands quotidiens latino-américains, fait de lui l'écrivain le plus influent et le plus débattu du monde hispanophone.
Ses textes politiques n'ont pas la même unité que ses écrits littéraires. Ils témoignent sans doute d'une certaine fidélité à des valeurs démocratiques et humanistes dont il ne s'est jamais départi, mais aussi de plusieurs aggiornamentos.
Alors que, durant les années 1950-1960, il a été proche du Parti communiste, puis du castrisme, 1968 marque les débuts de sa critique ouverte de l'URSS. Il prend la défense de Soljenitsyne et dénonce l'intervention soviétique en Tchécoslovaquie. Il prend définitivement et publiquement ses distances avec le castrisme en 1971, au moment de l'affaire Padilla, ce poète emprisonné et sommé de faire son autocritique publique pour avoir raillé Castro dans un poème. Chroniquant en 1974 Persona non grata, le témoignage sur Cuba de son ami l'écrivain et diplomate chilien Jorge Edwards, il ose la comparaison entre Pinochet et Castro. Élu président du Pen Club International (1976-1979), il défend avec la même rigueur les écrivains persécutés dans les dictatures militaires latino-américaines et dans les pays communistes. Son admiration sans réserve pour Sartre cède la place à des éloges de la lucidité de Camus. Il met désormais à l'honneur les régimes démocratico-libéraux.
Au début des années 1980, il oscille entre les options sociales-démocrates, à la façon du Premier ministre espagnol, Felipe González, et le libéralisme, qu'il découvre au travers de l'oeuvre de Jean-François Revel et de l'essayiste vénézuélien Carlos Rangel. En 1987, son appel à refuser la nationalisation des banques prônée par le président péruvien Alan García, puis la fondation du mouvement Libertad, marquent son adhésion à des idéaux libertariens. Il se porte candidat, à la tête d'une coalition hétéroclite de partis de droite, à l'élection présidentielle péruvienne de 1990. Il est battu par un nouveau venu sur la scène politique, Alberto Fujimori, qui obtient près de 63 % des voix. Ce dernier a su très habilement apparaître comme un représentant des secteurs populaires, tandis que Mario Vargas Llosa apparaissait comme celui des élites urbaines de la capitale.
Il quitte alors le Pérou pour l'Espagne, dont il acquiert la nationalité en 1993. Sa chronique Piedra de toque témoigne de son attachement aux principes libéraux, à la défense inconditionnelle de la régulation économique par le marché et du rôle subsidiaire de l'État, mais aussi de son indépendance d'esprit. Il a rendu un hommage appuyé à la politique de Margaret Thatcher, tout en se faisant le critique implacable du régime de Pinochet comme de celui d'Alberto Fujimori - qu'il n'hésite pas à qualifier de « Pinochet péruvien ». Au nom de la défense des principes démocratico-libéraux liée à l'« éthique de la responsabilité » (ce qu'il appelle le « compromis sartrien »), Mario Vargas Llosa a soutenu un candidat populiste contre la fille de Fujimori à l'élection présidentielle péruvienne de 2011. Avant d'appuyer cette dernière en 2021 contre un candidat venu des rangs de la gauche. Il a justifié de la même façon son soutien à la réélection de Jair Bolsonaro contre la candidature de Lula en 2022.
Ses « choix sartriens » lui ont valu l'incompréhension et bientôt l'animosité de beaucoup de ses lecteurs. Ils ne sauraient faire oublier d'autres combats moins commentés : la défense de la légalisation des drogues (douces et dures), de la liberté des moeurs, de l'indépendance de la justice et des pouvoirs politiques. Il a aussi été un partisan du droit des Palestiniens à un État indépendant comme le prévoyaient les accords d'Oslo. Il s'est opposé à la politique nord-américaine de containment des migrants latino-américains par la construction d'un mur à la frontière avec le Mexique.
Il est aujourd'hui de bon ton de vouloir séparer l'oeuvre littéraire de Mario Vargas Llosa de son oeuvre de critique politique. La première serait destinée à perdurer et trônerait comme à distance de la seconde et tout particulièrement de ses prises de position politiques les plus récentes. Pour autant la lecture en parallèle de ces deux pans de son oeuvre révèle, par-delà certaines pétitions de principe à l'emporte-pièce, la même volonté d'explorer la « comédie humaine » de son siècle, avec le souci de « penser, de douter, de diverger, de comprendre ce qui est confus et met en défaut l'intelligence »4.
Survivre à Auschwitz
Voici un film rescapé sur la survie. Son auteur, Andrzej Munk, est mort dans un accident de voiture aux deux tiers du tournage, en septembre 1961. Son équipe a achevé l'oeuvre grâce à une forme de diaporama des rushes non montés, qui ouvre et clôt le film. En un étrange reportage, elle accentue son caractère de témoignage exceptionnel. La survie : comment sortir vivante d'Auschwitz quand on y a tout connu sauf l'assassinat immédiat de la plupart des arrivants ?
Andrzej Munk, l'un des meneurs, avec Wajda, de la nouvelle vague polonaise, décide d'adapter le récit magnifique de Zofia Posmysz, survivante d'Auschwitz et de Ravensbrück. Elle y raconte comment, détenue politique protégée par une surveillante SS sans doute amoureuse, elle traverse l'enfer tout en subissant brimades, peines, expositions à des expériences toxiques, provoquées par les jalousies qu'elle suscite. Les deux culpabilités se font face, celle de la femme bourreau et celle de la victime qui survit.
Confessions douloureuses
Le film commence sur un paquebot revenant d'Amérique, où Liza, Allemande récemment mariée à un Américain, subit un choc quand elle croit reconnaître parmi les passagers une femme, Marta, ex-détenue dont elle était surveillante. Liza, dont le mari ignore cette partie de sa vie de SS, se souvient alors, au fur et à mesure de confessions douloureuses, de son passé de bourreau.
Ce que Munk a pu tourner, ce sont précisément les souvenirs d'Auschwitz, où se déroule une histoire d'obsession amoureuse : la fascination de Liza pour Marta, qu'elle protège tout en la manipulant, mais qui se refuse constamment à elle. En toile de fond, la vie du camp : les relations hiérarchiques, les trafics, les vengeances, les horreurs, les cruautés, l'arrivée des convois, avec les enfants, les vieux, la plupart des femmes et les hommes trop maigres, qui descendent vers la chambre à gaz et deux soldats qui font tomber le poison par deux petites cheminées. Tout est précis, filmé avec une clarté d'épouvante par un cinéaste à la rigueur classique. Mais surviennent des instants de grâce, la lecture d'un poème d'amour, un concert de musique donné aux SS par des détenus virtuoses.
Tragédie libanaise à hauteur de femmes
De 1982 à 2006, le nouveau film de la cinéaste israélienne Michale Boganim tisse ses liens entre deux familles - l'une libanaise, l'autre israélienne -, deux espaces - le sud Liban et la côte nord de l'État hébreu -, et une frontière. En 1948, les Nations unies, pour donner naissance à l'État d'Israël, dessinent cette frontière là où elle n'existait pas. Ce lieu devient un no man's land ouvert aux combats, au passage des armées, puis fermé aux échanges entre populations.
Quand, en 1982, l'armée israélienne bombarde le Liban, la situation se dégrade vite : les troupes occupent jusqu'à Beyrouth un territoire assez largement détruit et mis sous tutelle où éclatent cependant émeutes et attentats. L'armée israélienne collabore avec la milice chrétienne (ALS), financée, soutenue et informée par Tsahal, faisant face au Hezbollah, milice chiite en lutte contre l'occupation.
Une famille libanaise vit là, non loin de la frontière : Nour, la mère chrétienne, ses deux filles, l'une curieuse de tout, l'autre plutôt peureuse, et Fouad, le père membre de l'ALS, qui vivote en tentant d'organiser le chaos. Yossi, soldat israélien d'occupation, se lie d'amitié avec Fouad et trouve une seconde famille, ce qui entraîne soupçons et tensions dans le bourg. Yossi, de son côté, a laissé en Israël sa première famille, qu'il rejoint régulièrement, le temps des permissions : Myriam, une femme enceinte qui l'attend et se désespère d'une guerre qui ne dit pas son nom. Au Liban, le drame se noue lorsque Nour succombe à une roquette tirée par on ne sait qui.
Dix-sept ans plus tard. Les deux soeurs ont grandi dans l'adversité d'une histoire orpheline. L'aînée s'est mariée au sein de la communauté chrétienne. La cadette, Tanya, fréquente un jeune Arabe qu'elle côtoie depuis l'enfance. Alors que l'armée israélienne se retire du Liban, les représailles commencent immédiatement : les miliciens chrétiens sont pourchassés comme traîtres vendus à l'occupant. Ils doivent fuir dans la précipitation, ils n'ont que quelques heures avant la fermeture définitive de la frontière. Fouad et Tanya suivent le mouvement, laissant toute leur vie libanaise et leurs proches, soeur, amis et amoureux.
Renouer le dialogue
La deuxième partie du film de Michale Boganim raconte ce quotidien déraciné des Tsadal, ces milliers de Libanais installés dans le nord d'Israël. Il leur est impossible de retourner chez eux, mais ils sont considérés comme des parias par la société locale, logés dans des baraquements de fortune. Fouad s'étiole peu à peu, vidé de toute énergie par une maladie des reins, le coeur saignant de la « nostalgie du cèdre ». Tanya, qui ne peut voir sa soeur qu'à travers le grillage de la frontière, part bientôt, dans la chaleur de l'été 2006, à la recherche de Yossi, l'ancien ami, désormais médecin dans un hôpital de la banlieue de Tel-Aviv, qui veut bien donner quelques médicaments mais ne souhaite pas retrouver son ami malade et un passé qui le hante.
Sa femme, Myriam, inquiète et sans nouvelles de son fils, mobilisé dans l'armée israélienne, veut bien suivre Tanya. Elles remontent toutes les deux en voiture vers Haïfa et le nord du pays, apprenant à se connaître malgré les soupçons et l'histoire qui les déchire, quand éclate, soudain, la deuxième guerre du Liban. A nouveau l'armée israélienne envahit le sud du pays pour combattre le Hezbollah...
Michale Boganim, née et élevée à Haïfa, a été marquée in situ par ces répétitions pathétiques de l'histoire ; elle a vu, enfant, la solitude de sa mère privée d'un mari en mission au Liban : « J'ai été profondément choquée, dit-elle, par cette escalade de la violence ; cela m'a laissé un goût amer qui ne quittera jamais ma mémoire. » Tel-Aviv-Beyrouth est une façon sensible et douloureuse de faire rejouer l'histoire sur un écran intérieur, en projetant la guerre sur la vaillance de femmes qui osent affronter leur histoire. La tragédie qui se partage alors permet à deux pays (et deux cinémas) qui ne se parlent plus de renouer enfin un dialogue.
Vietnam-États-Unis 1973, la paix à quel prix ?
Après vingt ans de guerre, les accords de Paris sur la paix au Vietnam furent signés le 27 janvier 1973, entre la République démocratique du Vietnam (Nord-Vietnam communiste avec Hanoï comme capitale), la République du Vietnam de Saigon (Sud-Vietnam soutenu par les États-Unis), le gouvernement provisoire du Vietnam (les opposants communistes du Sud, ou Viêt-cong) et les États-Unis. Le prix Nobel de la Paix fut décerné à Lê Dúc Tho, le négociateur nord-vietnamien (qui le refusa) et à Henry Kissinger, son homologue américain (qui l'accepta).
Un ton martial
Le parcours pour en arriver là fut long. A l'été 1969, l'administration de Richard Nixon avait entamé des négociations secrètes avec le Nord-Vietnam. Elles étaient restées stériles jusqu'en 1972, année où Nixon et Kissinger déplacèrent la focale du conflit en se rendant en Chine et en URSS. Avec l'avènement de la diplomatie triangulaire (Washington, Moscou, Pékin) et l'entrée du monde dans la détente, les États-Unis avaient désormais les mains plus libres au Vietnam. En 1972, les Vietnamiens lancèrent une grande offensive de printemps contre le Sud. De leur côté, les Américains avaient dû faire des concessions et renoncé à leur exigence d'un retrait mutuel de leurs troupes et de celles des communistes du Sud-Vietnam. Ce serait un retrait unilatéral de leur part qui interviendrait.
Là apparaissait une caractéristique majeure des futurs accords de Paris. Le Sud-Vietnam continuerait d'exister après le départ des Américains, mais sa souveraineté serait limitée par une structure dite en « peau de léopard ». Des zones entières demeureraient sous contrôle des forces communistes ravitaillées par le Nord, autant de foyers d'insurrections possibles.
Lê Dúc Tho arriva en position de force à Paris pour rencontrer Kissinger le 30 avril 1972, adoptant un ton martial. Il exigeait que les Américains cessent leurs opérations sur le Nord-Vietnam et qu'ils fixent une date butoir pour le départ de leurs troupes du Sud. Dès le lendemain, le 1er mai, la victoire communiste à Quang Tri renforça son avantage. Dès lors, la rencontre du 2 mai entre Kissinger, Tho et le ministre des Affaires étrangères du Nord-Vietnam Xuân Thuy tourna au dialogue de sourds. Puisque les Américains n'avaient pas de nouvelles propositions, il n'y avait rien à discuter. Kissinger avait ouvert les débats en déclarant qu'il ne pourrait négocier « avec un revolver sur la tempe ». Les débats furent ajournés.
Les États-Unis déclenchèrent alors une contre-offensive militaire le 10 mai. L'opération Linebacker dura jusqu'au 22 octobre : plus de 9 000 missions aériennes larguèrent 17 876 bombes, soit approximativement 150 000 tonnes d'explosifs, sur le Nord-Vietnam. Kissinger qualifie dans ses Mémoires ces décisions comme « l'une des plus belles heures de la présidence Nixon ». Le président réussit là l'un des « coups d'audace » (bold strokes) dont il se glorifiait.
Au fil de l'été 1972, les pertes du Nord-Vietnam et de ses alliés du Viêtcong étaient gigantesques. Lê Dúc Tho reconnut très vite avoir été pris de court par la réponse militaire des Américains. Washington comme Hanoï considérèrent que la diplomatie était la solution pour sortir du conflit dans les meilleures conditions. Les Américains sollicitèrent la reprise des pourparlers. Kissinger rencontra Lê Dúc Tho à trois reprises, entre le 19 juillet et le 14 août 1972. Le Nord-Vietnamien n'exigeait même plus l'arrêt des bombardements américains ni une date butoir pour le départ des forces américaines.
Pilonner pour négocier
C'est dans ce contexte que, le 8 octobre 1972, un premier accord fut conclu. Pour la première fois, Lê Dúc Tho dévoila un projet de paix complet comportant d'importantes concessions. Hanoï ne demandait ni la déposition du président du Sud-Vietnam Nguyên Van Thiêu, ni un gouvernement de coalition, ni même un droit de veto sur la composition du gouvernement de transition au Sud. En échange, le Nord-Vietnam souhaitait la constitution d'une structure administrative pour superviser l'application de l'accord après le cessez-le-feu et refusait de retirer ses propres troupes du Sud. Durant le mois d'octobre 1972, Nixon avait maintenu les bombardements et eut du mal à faire accepter l'accord à Thiêu.
Les nouvelles négociations aboutirent à une impasse en décembre. Parmi les problèmes soulevés par les revendications du Sud se posait la question de la zone démilitarisée et de la ligne de démarcation. Le Sud avait exigé le retrait des troupes du Nord de son territoire et souhaitait que la ligne soit inviolable.
Le 14 décembre 1972, Nixon ordonna la reprise des bombardements au nord du 20e parallèle et, surtout, le recours aux B-52 sur Hanoï et Haiphong. L'opération, baptisée Linebacker II, devait annihiler la volonté de combattre du Nord et démontrer au Sud que les États-Unis étaient résolus à frapper très sévèrement le Nord en cas de non-respect des clauses de l'accord de paix. Du 18 au 29 décembre 1972, avec une pause le 25, les « bombardements de Noël », comme ils furent appelés par la presse, se traduisirent par le largage d'approximativement 15 000 tonnes de bombes par les B-52 et de 5 000 tonnes supplémentaires par les chasseurs-bombardiers.
Lê Duan, le secrétaire général du Parti communiste vietnamien, reconnut que Linebacker II était parvenu à détruire les fondements économiques de son pays. Le 26 décembre 1972, tout en condamnant ces « bombardements d'extermination », les Nord-Vietnamiens contactèrent les Américains pour une reprise des négociations. Les pourparlers furent organisés le 8 janvier 1973 et débouchèrent sur la signature des accords de Paris, le 27 janvier. Retrait des troupes américaines ; retour des prisonniers de guerre ; cessez-le-feu en l'état au Sud ; arrêt des bombardements du Laos et du Cambodge (théoriquement neutres pendant la guerre vietnamo-américaine, mais sur lesquels le conflit s'étendait) : tels en étaient les traits principaux - peu différents de ce qui avait été négocié. Les États-Unis firent une concession majeure : Hanoï pouvait maintenir ses près de 100 000 soldats, postés dans le Sud. Hélas, à peine signés, les accords furent violés par les deux parties, notamment sur le terrain du Sud-Vietnam. Et les bombardements américains redoublèrent d'intensité sur le Cambodge.
Le Nord-Vietnam n'avait jamais exclu la possibilité de prendre le Sud par la force, malgré les accords signés en 1973. Hanoï suivait de près la politique américaine, surtout la décision du Congrès de limiter le pouvoir du président d'engager la guerre (War Powers Resolution, novembre 1973) ; et la destitution et démission du président Nixon en 1974, lors de l'affaire du Watergate. Convaincu que le nouveau président Ford n'interviendrait pas, Lê Dúc Tho supervisa personnellement, en 1975, l'offensive finale, dite « offensive Hô Chi Minh », qui aboutit à la chute de Saigon, le 30 avril, et du gouvernement sud-vietnamien. A Phnom Penh, les Khmers rouges l'avaient devancé en s'emparant de la ville, le 17 avril 1975. Et en décembre le Laos tombait aux mains des communistes du Pathet Lao.
La paix négociée en 1973 était bel et bien une paix factice. Le retrait des États-Unis et la cessation des bombardements auraient pu laisser espérer un soulagement pour les populations. Mais pour leurs anciens alliés vietnamiens, et encore plus cambodgiens, s'ouvrit de nouveau la porte des enfers.
Annie et les siens
Des Noëls sous le sapin, avec enfants contents et parents généreux, des voyages exotiques, des promenades en famille dans la nature alpine : le matériau est banal et daté, images muettes tournées en super 8. En 1971, quand la caméra s'invite, les premiers visages font la grimace à la nouvelle venue, se masquent, se maquillent. En 1982, alors que la famille implose à la suite du divorce des parents et du départ des enfants, les Ernaux ont tourné quelques dizaines de films. Avec, dans un décor moyen-bourgeois, un casting immuable : le père à la caméra, les deux fils grandissant devant elle, la mère d'Annie Ernaux en blouse « popu » dans un coin de l'image, les grands-parents paternels qui paradent quand ils sont invités. Et la femme, à la fois pivot de l'image et discrète professeure de français en lycée, omniprésente et absente.
Raconter les secrets intimes
Cette femme, c'est Annie Ernaux, désormais célèbre prix Nobel de littérature. L'écrivaine lui donne une voix rétrospective, la sienne, qui commente et décrypte les images. Elle dit ce qu'on voit : une famille de gauche « heureuse » qui fait les voyages attendus du tourisme politique, le Chili en 1972, le Portugal en 1974, l'Espagne après la mort de Franco, la Grèce d'après les colonels, Moscou en 1982. Elle dit aussi ce qu'on ne voit pas, ou plutôt ce qu'on devine : la mère qu'elle est, témoin du monde d'origine, le peuple d'Yvetot en Normandie, que la voix raconte en transfuge de classe ; le regard dans le vague de la jeune femme dont le monde intérieur se pare de textes autobiographiques, ces premiers romans qui, entre 1974 et 1981 (Les Armoires vides, La Femme gelée...), tracent le chemin de l'émancipation féminine et de l'affirmation littéraire. Une écrivaine naît en résistance et son oeuvre va raconter précisément les secrets intimes se cachant en ces années super 8, tout en les transformant en histoire collective, celle de toutes les femmes qui se sont peu à peu affirmées au cours de ces années.
Une Sissi avec des si
Sissi a 40 ans, et se pose des questions. Celles d'une femme qui, surtout pour son époque, commence à être considérée comme « vieille ». Celles d'une impératrice qui, première dame d'Autriche, femme de l'empereur François-Joseph Ier, n'a pas le droit de s'exprimer, demeure dans la mondanité permanente, et se doit de rester à jamais la jeune et belle princesse qu'elle fut. « Ton rôle consiste à représenter - c'est pour cela que je t'ai choisie, c'est pour cela que tu es là », lui dit sèchement François-Joseph lorsqu'elle souhaite parler au nom de sa Bavière natale ou de sa Hongrie d'adoption. Pour satisfaire ces attentes, Élisabeth d'Autriche se plie à un régime rigoureux de jeûne anorexique, d'exercices sportifs, et de mesure quotidienne de son poids, dont le serrage vigoureux du corset par ses dames de compagnie est le symbole le plus oppressant.
Un temps, Élisabeth cherche encore à correspondre à l'image idéale qu'elle se fait d'elle-même et que se fait d'elle l'opinion publique. Elle a d'ailleurs amplement contribué à alimenter cette image par son culte de la beauté, son tour de taille de 51 cm, son iconique coiffure de cheveux tressés pesant près de cinq kilos, ses dizaines de robes fabriquées et préparées par une trentaine de modistes à son service. En partant de ces éléments biographiques, la cinéaste Marie Kreutzer a imaginé le scénario de Corsage. Dès le titre, le film apparaît comme l'anti-Sissi, la trilogie interprétée dans les années 1950 par la jeune Romy Schneider, ravissante monarque obéissante lancée dans un décor folklorique, kitsch et romantique, saga type des multirediffusions des Noëls germaniques depuis plusieurs décennies.
Étouffée par les conventions
Le film de Marie Kreutzer présente une impératrice fatiguée de se conformer à cette image parfaite, lassée de cette fonction si vaine, étouffée par les conventions de la cour viennoise, épuisée de vouloir vivre en cherchant une issue à son enfermement. Il s'agit moins d'un « scandale » - l'impératrice savait parfaitement les provoquer, fumant en public, apostrophant les hommes avec sévérité, mimant ses évanouissements, prenant drogues et médicaments à foison - que d'une manière, pour le film, de « délirer l'histoire » en lui posant de vraies questions. Et si, puisqu'il est établi qu'à la fin de sa vie Élisabeth apparaissait en public uniquement cachée sous une voilette noire ou mauve, voyageait énormément et se faisait remplacer pour les événements officiels par sa dame de compagnie préférée, la comtesse hongroise Ida Ferenczy, l'impératrice avait en fait disparu ?
Disparue à elle-même, d'abord, fuyant sa propre vie. Disparue à ses symboles ensuite, détruisant de ses mains les attributs qui l'ont rendue célèbre : elle coupe sa fameuse coiffure, mange, pour grossir, des gâteaux avec son cousin Louis II de Bavière, et laisse libre cours à sa passion pour un jeune palefrenier anglais. Disparue définitivement : avec son suicide, en se jetant à l'eau lors d'une croisière vers son île préférée, Corfou, où elle se fit construire un magnifique palais de style antique, l'Achilleion. La thèse est d'aujourd'hui : une princesse en rébellion contre elle-même et le rôle qu'on lui fait jouer, une femme moderne qui lutte contre son âge, sa place, la domination mâle de l'empereur, et qui finit par s'autodétruire pour mieux fuir la condition et la représentation que sa place lui impose.
Marie Kreutzer filme donc une expérimentation historique de Sissi qu'incarne l'envoûtante Vicky Krieps. Une histoire « contrefactuelle » : partir de petits faits vrais pour imaginer des dérapages, des contre vérités. Passionnant essai d'histoire dont chaque écart vaut également pour la forme cinématographique qui lui donne sens avec lyrisme et beauté. Moments de fort ralenti, fragments de musiques rock ou planantes ultra-contemporaines, ballets aquatiques, performances dansées, délires volontaires, ou superbes anachronismes assumés : soudain, un tracteur au milieu d'un champ, le cinéma inventé dès 1878 pour enregistrer tout spécialement l'impératrice, c'est-à-dire dix ans avant les premiers essais de Louis Le Prince ou d'Étienne-Jules Marey. C'est ce qu'on aime dans ce film radicalement libre : une Sissi avec des si.
Vive l'histoire politique !
Étrange sort que celui de l'histoire politique. D'un côté, elle est régulièrement accusée d'être traditionnelle, trop occupée à narrer l'enchaînement des événements, à focaliser son attention sur les grands de ce monde et à explorer les arcanes du pouvoir. De l'autre, de manière tout aussi récurrente, elle se remet en cause, intègre une partie des critiques, s'approprie de nouveaux questionnements et continue de bénéficier des faveurs d'un large public.
L'histoire politique, entre la fin des années 1950 et le mitan des années 1970, essuyait un feu nourri de reproches. Pour les marxistes français qui, en majorité, ne montraient pas la subtilité de leurs homologues italiens ou britanniques, l'infrastructure économique s'avérait déterminante, la politique ne relevant que de la superstructure : il fallait donc se concentrer sur la première. A la différence des pères fondateurs Marc Bloch et Lucien Febvre, les adeptes de la revue des Annales, qui rayonnait à travers le monde en révolutionnant le contenu et les méthodes de la discipline, se désintéressaient quelque peu de la sphère du politique.
Toutefois, l'histoire politique entama un renouvellement considérable. Le contexte, avec la montée de la contestation dans les sociétés ouest-européennes et la politisation générale et générationnelle, y contribua, tout comme les recherches pionnières de René Rémond, Maurice Agulhon puis Pierre Rosanvallon et tant d'autres. Cette histoire ouvrit progressivement de nouveaux champs de recherche : les institutions, les régimes politiques, les idéologies, les partis, les associations, les électeurs, l'opinion publique, les sociabilités politiques, etc. Elle explora des problématiques inédites, souvent liées à l'essor de l'histoire culturelle, de la statuomanie, des médias, de l'engagement des intellectuels, de la mémoire, des cultures et des identités politiques. Elle recourut à de nouvelles méthodologies - l'histoire orale ou le comparatisme -, et constitua le temps présent comme un champ d'étude légitime. Cette histoire eut le vent en poupe et exerça, elle aussi, une influence notable à l'étranger, par exemple en Allemagne et en Italie, tandis que se nouaient des liens, parfois compliqués mais encourageants, avec la sociologie politique.
Déclin et renouveau
Cependant, dans les années 2000, elle sembla s'essouffler et devenir moins attractive, notamment auprès des étudiants. Sans doute, les mutations en cours l'affectaient au premier chef : la défiance envers la politique, le désintérêt pour les partis, la désagrégation des grandes cultures politiques. Les profondes transformations du capitalisme et des sociétés de même que le creusement des inégalités ont relancé l'attrait pour l'histoire économique et sociale. De plus, la globalisation, qui soulevait une série de questions dont les historiens s'emparèrent vite pour élaborer de fructueux programmes de travail, déstabilisait une histoire politique trop souvent confinée au cadre national. Parallèlement, d'autres historiographies émergeaient, à l'instar de celles du genre et de l'environnement, tandis que s'affirmait la spécialisation sur d'autres zones que celles de l'Europe et des États-Unis jusqu'ici privilégiées, telles que la Chine, le Japon, l'Inde, l'Afrique subsaharienne, l'Amérique latine. Signe que quelque chose changeait, le nombre de postes à l'université dans cette discipline se réduisit. La création de la Société française d'histoire politique en 20191 était motivée par la volonté de réagir à cette situation de stase.
Aussi, une fois de plus, l'histoire politique s'engage-t-elle aujourd'hui dans une phase de renouvellement. Elle continue, plus que jamais et à partir de l'expérience acquise, à étudier le domaine politique « classique » tout en engageant des études de l'État, en France ou ailleurs, de ses politiques sociales, sanitaires, éducatives, industrielles, agricoles, mais aussi de ses serviteurs, de ses administrations ou encore de son système judiciaire. Elle élargit également ses investigations à tout ce qui relève de l'infra-politique pour saisir les émotions, les frustrations, les colères, les peurs, les espérances, qui nourrissent des actions collectives mais peuvent aussi être exploitées par des leaders et des formations politiques. Elle intègre les avancées d'autres domaines de l'histoire, celles du genre, de l'environnement, du colonialisme, des empires. Elle s'ouvre résolument à l'international, revisite l'histoire de la construction européenne, combine les échelles du local, du national et du global, adopte les acquis de l'histoire transnationale, notamment en termes de transferts d'idées, d'expériences et de reconstitution des réseaux. Elle noue un dialogue constant, parfois tendu, avec les sciences sociales. Un bon exemple en est fourni à l'occasion de la commémoration du centenaire de la marche sur Rome et de l'arrivée au pouvoir de Giorgia Meloni. Cela relance le débat sur la pertinence de la notion de totalitarisme. Si la science politique et la philosophie s'y réfèrent, l'historiographie du nazisme et du communisme a tendance à en réfuter l'usage alors que la majorité des spécialistes de l'Italie estiment que celle-ci est utile à la compréhension du fascisme. En outre, la communauté scientifique se divise pour qualifier les gouvernements dirigés par les populistes contemporains : sont-ils autoritaires, totalitaires ou instaurent-ils des démocraties libérales ?
D'autres efforts restent cependant à accomplir. L'histoire politique ne saurait se priver de nos jours d'une liaison constante avec l'histoire sociale, économique, internationale et celle des guerres pour circonscrire au mieux les interactions entre mouvements sociaux et institutions, acteurs non étatiques et États. Par ailleurs, l'histoire du temps présent a parfois eu tendance à se cloisonner sur cette unique séquence temporelle, oubliant ce que prônaient les promoteurs du renouvellement passé : toujours associer les temporalités, restituer le temps le plus court dans la moyenne et la longue durée. Leur parole doit être entendue. Enfin, il est frappant de constater que l'histoire politique reste très masculine : la féminisation de la spécialité s'impose.
Responsalibité civique
L'histoire politique s'avère indispensable pour d'autres raisons qu'il faut souligner avec force. La progression des « extrémismes » entraîne des instrumentalisations de l'histoire, ce qui suscite de vifs débats politico-historiques, par exemple à propos du fascisme, du néofascisme ou encore du postfascisme. Dans certains pays, à l'exemple de la Russie, de la Chine ou de la Hongrie, l'histoire est mise sous la coupe du pouvoir et l'accès aux archives, rendu impossible. Dans les démocraties, selon d'autres modalités, les questions de l'ouverture des archives et les interventions étatiques sur le travail historique ou pour élaborer une mémoire collective provoquent de brûlantes polémiques.
Les historiens et les historiennes ne peuvent pas rester enfermés dans leurs cabinets de travail et laisser la place aux philosophes, politistes, essayistes ou journalistes. Le conflit en Ukraine administre une autre preuve de leur « utilité » dans l'espace public. Ils et elles sont en mesure de pointer les continuités et les aspects inédits de la Russie de Vladimir Poutine, de son nationalisme, de sa conduite de la guerre comme de la construction de l'État-nation en Ukraine. Ils ont une responsabilité civique, surtout ceux qui, justement, s'inscrivent dans le champ d'étude du et de la politique.